Essais

Le prix de nos valeurs, par Augustin Landier & David Thesmar

Marc Bordier par Marc Bordier /

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Délaissant pour un temps mes lectures littéraires, je me suis plongé dans deux livres d’économie passionnants quoique très différents : Capital et Idéologie, de Thomas Piketty, un économiste clairement engagé à gauche, et Le prix de nos valeurs d’Augustin Landier et David Thesmar, deux professeurs d’économie généralement classés parmi les libéraux même si la réalité est plus nuancée, comme vous le comprendrez à la lecture de ce livre.

Comment mesurer le prix économique de nos valeurs morales ?

Dans Le prix de nos valeurs, Landier et Thesmar s’intéressent à nos préférences économiques et morales : en tant que citoyens et consommateurs, sommes-nous prêts à payer plus cher pour préserver l’environnement, l’emploi ou le commerce local ? Acceptons-nous de renoncer à des bénéfices économiques ou matériels pour être en phase avec les valeurs philosophiques et morales que nous défendons ? Dans les débats sur la protection de l’environnement, le réchauffement climatique, la réindustrialisation, l’accueil des immigrés, la politique culturelle, la crise des gilets jaunes ou le Brexit, ces questions sont devenues omniprésentes.

Pour y répondre, Thesmar et Landier prennent le contrepied de la théorie économique libérale classique : en effet, depuis Adam Smith et son célèbre ouvrage La Richesse des nations (1776), les économistes considèrent que les agents économiques sont avant tout des êtres rationnels mus par leur intérêt personnel et non par des sentiments ou des valeurs morales. Cette vision est résumée par la célèbre formule : “Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais plutôt du soin qu’ils apportent à la recherche de leur propre intérêt.” Appliqué au comportement du consommateur, ce raisonnement implique la recherche de l’utilité maximale : si je cherche une paire de chaussures, je vais choisir la moins chère pour un niveau de qualité donné, et tant pis si elle a été produite au Bangladesh par des ouvriers sous-payés.

En réalité, Thesmar et Landier démontrent que cette approche strictement rationnelle ne reflète pas nos choix effectifs : dans la vraie vie, nous sommes constamment amenés à arbitrer entre nos intérêts économiques et nos valeurs morales. C’est ce qu’ils appellent, nos “préférences économico-morales” :  nous sommes prêts à payer un prix supérieur pour être en accord avec notre conscience, mais cette acceptabilité varie grandement selon les individus et les situations. Pour la mesurer, les deux économistes ont conçu un questionnaire en ligne que vous pouvez retrouver sur le site du livre. Par exemple, en matière de politique industrielle, ils évaluent à travers cette question notre propension à payer produit ou un service plus cher pour préserver l’emploi local :

Si vous avez un peu de temps devant vous, je ne saurais trop vous recommander de répondre vous-même aux 12 questions en ligne avant de lire la seconde partie du livre, dans laquelle les économistes partagent les résultats de l’enquête. Vous pourrez ainsi vous situer par rapport à la moyenne des répondants.

Les résultats du questionnaire administré à plus d’un millier de répondants montrent que la propension à payer pour des valeurs morales varie grandement selon les individus, leurs préférences politiques, leur degré d’individualisme, leur nationalité et leur culture : d’une manière générale, le “ras-le-bol fiscal” des Français se traduit par un rejet plus fort que chez les Allemands ou les Américains des différentes propositions visant à financer des politiques sociales ou environnementales par de l’impôt, mais aussi une acceptabilité plus forte du protectionnisme et de ses implications (des prix plus élevés) lorsqu’il s’agit de préserver l’emploi local.

Un raisonnement qui a ses limites

Ce livre d’économie très facile d’accès a le mérite de souligner l’existence d’un arbitrage permanent entre nos valeurs morales et nos intérêts économiques, et donc d’éclairer nos choix en tant que consommateurs et citoyens. Il présente toutefois une limite importante : en s’appuyant sur un questionnaire en ligne, l’analyse de Thesmar et Landier mesure nos intentions déclarées et non nos comportements réels. Or, il existe bien souvent un écart important entre les deux, plus ou moins assumé. Le débat politique en 2022 l’a bien démontré : si dans leur très grande majorité les citoyens français affirment être prêts à faire des efforts pour lutter contre le réchauffement climatique et préserver l’environnement, ils ont tous massivement voté au printemps en fonction de la question du pouvoir d’achat et du prix de l’essence à la pompe. Pour mesurer le véritable prix que nous sommes prêts à payer pour nos valeurs, il faudrait dépasser nos déclarations de bonnes intentions et analyser nos comportements réels. Personnellement, je ne suis pas sûr d’avoir envie de connaître les résultats de cette analyse, ils seraient sans doute déprimants…

Mots clés

Economie, Landier, Politique, Thesmar