Essais

Robert Oppenheimer : Triomphe et tragédie d’un génie

Marc Bordier par Marc Bordier /

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Cet été, comme beaucoup de cinéphiles en vacances, je suis allé voir Oppenheimer. Dans ce film particulièrement long et passionnant, le réalisateur Christopher Nolan raconte la vie du célèbre Robert J. Oppenheimer, l’inventeur de la bombe atomique (et oui, je suis aussi allé voir Barbie, mais c’est une autre histoire). A la fin de la projection, j’ai découvert en parcourant le générique qu’il avait été inspiré par une biographie de Kai Bird et Martin J. Sherwin : Robert Oppenheimer : Triomphe et tragédie d’un génie (en anglais : American Prometheus : the Triumph and Tragedy of J. Robert Oppenheimer). Désireux de prolonger la séance de cinéma, je me suis plongé dans ce livre, avec l’espoir de comprendre les motivations et la vie d’un homme dont l’invention destructrice a changé à jamais l’histoire de l’humanité.

Dans mes souvenirs de livres d’histoire, Robert Oppenheimer était toujours présenté comme le “père de la bombe atomique”. A mes yeux, il incarnait les dérives d’un progrès scientifique absolu, c’est-à-dire entièrement détaché de toute considération éthique. Je me rappelle d’ailleurs que pour illustrer la maxime de Rabelais “science sans conscience n’est que ruine de l’âme”, plusieurs dictionnaires citaient l’invention de la bombe atomique comme un exemple de progrès scientifique qui n’aurait pas dû voir le jour sans une solide réflexion philosophique[1].

En lisant la biographie d’Oppenheimer, j’ai compris que la réalité est bien plus complexe et nuancée. Tout d’abord parce que Robert J. Oppenheimer n’était pas un scientifique imperméable aux questions morales : ayant grandi à New York dans une famille juive d’origine allemande, il a fait ses études secondaires à la Ethical Culture Society, un lycée qui formait la jeune élite juive new-yorkaise en lui inculquant des valeurs de responsabilité sociale. En lisant la suite de son parcours à Harvard puis à Cambridge (UK), on découvre que le jeune Oppenheimer était non seulement un esprit scientifique brillant, mais aussi un homme cultivé et versatile, passionné par l’histoire, la littérature, la poésie, la musique, l’architecture, les langues et civilisations étrangères… Pour nous aider à comprendre sa personnalité le livre raconte en détail ce que le film de Christopher Nolan ne peut que suggérer. Au détour des pages, le lecteur français découvre ainsi cette anecdote : en 1926, alors qu’il traversait une crise morale profonde, Robert Oppenheimer est sorti de la dépression en lisant A la recherche du temps perdu pendant une semaine de randonnée dans les montagnes du centre de la Corse. Loin d’être un savant dénué d’empathie, Oppenheimer était un esprit curieux et sensible, un humaniste du XXème siècle, tenté un moment par l’idéal de fraternité communiste.

Au-delà des éclaircissements sur la personnalité et le parcours intellectuel d’Oppenheimer, le livre met en évidence les débats moraux et politiques qui ont accompagné la genèse de la bombe atomique. Il relate ainsi les longues discussions au sein de la communauté des savants physiciens qui travaillaient dans l’enclos du laboratoire militaire secret de Los Alamos (Nouveau Mexique). Devenu un leader charismatique à la tête de cette gigantesque entreprise, Robert Oppenheimer lui-même s’interrogeait sur le sens de son action en sollicitant les conseils de son mentor, le physicien danois Nils Bohr. Pour ce savant idéaliste, l’invention de la bombe atomique mettrait un terme définitif au fascisme et signerait la fin de toutes les guerres. C’est d’ailleurs au nom de cette vision du monde qu’Oppenheimer a finalement accepté l’idée d’employer la bombe atomique contre des populations réelles alors qu’il aurait été possible de la larguer sur un îlot désert en guise d’avertissement afin de démontrer la puissance de feu de la nouvelle arme sans provoquer de morts inutiles. Après tout, en juillet 1945, quand la bombe a été testée pour la première fois à Los Alamos, l’Allemagne nazie était déjà vaincue, et dans le Pacifique l’armée japonaise était prête à capituler. Mais dans le contexte de la rivalité naissante entre les Etats-Unis et l’Union Soviétique, la possibilité d’une nouvelle guerre était très présente dans les esprits, et le nouvel ordre mondial était alors encore balbutiant (l’ONU a été créé en octobre 1945).

Ce livre est un peu long (600 pages) mais c’est une lecture captivante qui apporte un éclairage intéressant sur la vie et la personnalité d’un homme qui a contribué à écrire l’histoire du XXème siècle.

[1] En réalité, cette interprétation de la maxime de Rabelais est quelque peu anachronique. En effet, au XVIème siècle, les mots science et conscience avaient un sens différent de celui d’aujourd’hui puisqu’ils désignaient respectivement le savoir et la faculté de compréhension. En réaction à l’apprentissage érudit mais abrutissant des théologiens sorbonnards, Rabelais prônait une éducation qui développe l’homme et ses facultés de compréhension du monde.

 

 

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Biographie, Robert J. Oppenheimer