Essais

Pourquoi je ne suis pas d’accord avec les collapsologues

Marc Bordier par Marc Bordier /

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Au mois de décembre, je concluais ainsi mon billet consacré à The Handmaid’s tale, le récit de la romancière canadienne Margaret Atwood : “à la différence de Balzac, Atwood ne décrit pas une situation qui a existé dans un lieu et à un moment donné de l’histoire humaine : elle combine des faits, des événements et des tendances dans différents pays à différentes époques et les téléscope habilement pour produire une dystopie réaliste. A la manière des collapsologues, elle nous décrit le futur qui pourrait advenir si l’humanité faisait le pire choix possible à chaque embranchement dans l’arbre des décisions. Le résultat est certes efficace et captivant, mais l’honnêteté intellectuelle du message est discutable. En tant que lecteur et grand amateur de films d’horreur, j’ai aimé frissonner en lisant ses romans, mais je suis resté sceptique face au caractère manipulatoire et catastrophiste du marketing qui en assure la promotion.” A l’époque, le Coronavirus était encore à peu près inconnu, et la préoccupation principale des Français était de faire face à la grève nationale qui paralysait les transports publics. Depuis, avec la progression de l’épidémie de Covid-19 et son cortège de nouvelles toutes plus angoissantes les unes que les autres, les thèses catastrophistes des collapsologues sont revenues avec force sur le devant de la scène médiatique. Pour mieux les comprendre, j’ai mis à profit ce temps de confinement pour me plonger dans un essai qui est devenu leur bible : Comment tout peut s’effondrer, de Pablo Servigne et Raphaël Stevens. J’avoue que j’ai trouvé cette lecture passionnante, mais elle ne m’a pas réconcilié avec les thèses des collapsologues, bien au contraire. Je vais vous expliquer pourquoi.

 

La collapsologie, où l’étude de l’effondrement des civilisations industrielles

Dans leur livre, Pablo Servigne et Raphaël Stevens définissent la collapsologie de la manière suivante : « l’exercice transdisciplinaire d’étude de l’effondrement de notre civilisation industrielle, et de ce qui pourrait lui succéder, en s’appuyant sur deux modes cognitifs que sont la raison et l’intuition, et sur des travaux scientifiques reconnus. »  Bien que le sujet de l’effondrement des civilisations soit ancien, la collapsologie se présente comme une discipline assez récente. Elle situe sa naissance à la publication du rapport Meadows intitulé Les limites de la croissance qui alertait en 1972 les membres du Club de Rome sur les dangers de la croissance économique et démographique pour la planète terre et pour l’humanité. Depuis, la collapsologie s’est affirmée en se donnant un nom (du latin collapsus, « qui est tombé d’un seul bloc »), en précisant l’objet de son étude (l’effondrement des civilisations industrielles) et en définissant la spécificité de son approche, qui se veut à la fois scientifique et pluridisciplinaire : scientifique car elle s’appuie sur les données, rapports et analyses de nombreux chercheurs en biologie, climatologie, biophysique, médecine, mathématique, etc. ; mais aussi pluridisciplinaire, car elle fait appel non seulement aux sciences dures citées plus haut, mais également aux sciences humaines et sociales telles que l’économie, les sciences politiques et la géopolitique, la psychologie, la sociologie, la philosophie, l’histoire et la géographie. Ainsi, la collapsologie se distingue par l’unicité de son objet et la multiplicité des regards qu’elle porte sur lui. Si elle est parfois proche du survivalisme, qui étudie les moyens concrets et pratiques de se préparer à l’effondrement (stocker de la nourriture, se protéger en cas d’émeutes ou de guerre civile consécutive à un effondrement, etc.), elle est également plus globale et plus théorique.

 

La thèse défendue par les collapsologues : l’effondrement de notre civilisation industrielle n’a jamais été aussi proche, et il faut nous y préparer

La thèse centrale de la collapsologie est que notre civilisation industrielle, dont la croissance économique et démographique est fondée sur l’endettement et l’exploitation à l’infini des ressources naturelles et fossiles, va inéluctablement être confrontée à des frontières et des limites physiques qui pourraient provoquer son effondrement dans un futur proche. En effet, les énergies fossiles (gaz, charbon, et surtout pétrole) et les rendements agricoles n’étant pas extensibles à l’infini, la croissance démographique exponentielle et l’activité économique humaine finiront par épuiser toutes les ressources disponibles. La déforestation, l’agriculture intensive avec usage de pesticides, l’émission de gaz à effets de serre, la destruction des habitats naturels, la déstabilisation des écosystèmes terrestres et marins, et plus généralement l’épuisement des ressources naturelles nous ont déjà fait franchir des frontières invisibles. Conséquence logique : nous sommes désormais entrés dans une zone d’instabilité dangereuse caractérisée par des catastrophes naturelles, des pandémies, des incendies de forêt, des inondations, et la hausse du niveau de la mer consécutive à la fonte des glaces sous l’effet du réchauffement climatique. Selon les collapsologues, ces manifestations ne relèvent pas de la science-fiction ni même d’un avenir hypothétique qui serait l’affaire des générations futures : elles se produisent chaque jour sous nos yeux, dans l’indifférence ou le déni des élites politiques et économiques.

Au stade où nous en sommes, il est selon les collapsologues déjà trop tard pour prévenir et corriger la trajectoire du véhicule lancé à pleine vitesse dans lequel nous sommes embarqués : la catastrophe est déjà là et elle va s’amplifier, par un effet domino en cascade qui sera d’autant plus violent et brutal que nous avons construit au fil des années des systèmes de plus en plus sophistiques et interdépendants, donc vulnérables. Bien que le schéma exact de l’effondrement ne soit pas certain ni linéaire, il se manifestera probablement par une crise financière caractérisée une chute vertigineuse de la valeur des actifs et de l’accès au crédit. Au milieu des faillites en série, la crise financière  déboucherait sur une crise économique marquée par la rupture des chaînes d’approvisionnements et l’apparition de pénuries, qui elles-mêmes seraient à l’origine de troubles sociaux, de renversements politiques, d’émeutes et de guerres civiles. A l’échelle internationale, l’instabilité politique généralisée serait encore aggravée par les mouvements migratoires causés par l’inondation de régions urbaines sous l’effet de la hausse du niveau de la mer. Aux guerres civiles viendraient s’ajouter des conflits entre Etats. Un nouveau seuil serait franchi avec l’affaissement des structures politiques et la fin des protections que les Etats assurent à leurs citoyens. Désormais privée de la sécurité et des bases de l’Etat de droit, c’est la société elle-même qui finirait par s’effondrer dans la disparition des valeurs de solidarité et d’entraide. La conséquence de ce délitement généralisé serait une mortalité élevée et une chute démographique brutale.

Pour se préparer à cet avenir sombre, les collapsologues recommandent d’adopter un état d’esprit qu’ils qualifient de « catastrophisme éclairé », inspiré par la philosophie de Jean-Pierre Dupuy : si l’effondrement est désormais si proche, l’important n’est pas de chercher comment l’éviter (il est déjà trop tard), mais de s’y préparer en adoptant une démarche de transition active. Pour cela, il faut accepter l’idée de l’effondrement, pour le voir non pas tant comme une menace, mais plutôt comme une opportunité de bâtir un monde meilleur. Ainsi, paradoxalement, malgré leur catastrophisme assumé, les auteurs se présentent comme des optimistes : si l’effondrement de la civilisation industrielle est inéluctable, il est possible de réussir la transition vers le monde d’après. Comment ? En construisant dès aujourd’hui de petits systèmes résilients à l’échelle locale : coopératives citoyennes de production d’énergies renouvelables, systèmes alimentaires locaux et soutenables (agriculture urbaine, permaculture, AMAP, etc.), ou nouveaux modèles économiques coopératifs, etc. En appliquant les principes de décroissance et de frugalité à l’exact opposé des excès de la société de consommation, et grâce à la solidarité et à la coopération à l’échelle locale, l’humanité pourra se réapproprier son destin et bâtir un monde nouveau.

 

Pourquoi je ne suis pas du tout d’accord avec les collapsologues

En tant que lecteur et citoyen, j’ai lu avec beaucoup d’intérêt l’essai de Pablo Servigne et Raphaël Stevens et je vous le recommande vivement, car c’est un ouvrage bien construit, solidement documenté et brûlant d’actualité. Pour autant, je suis en complet désaccord avec eux, tant dans l’analyse qu’ils font du passé et du présent (ce qui est déjà advenu) que dans la réponse à apporter face aux défis qui sont devant nous (le futur qui peut advenir).

Avant d’aller plus loin, je précise que je ne fais pas partie des climatosceptiques qui nient ou du moins minimisent la réalité du changement climatique, ou plus généralement de ceux qui ignorent les méfaits de la croissance économique sur l’environnement. Ces phénomènes sont connus, mesurés, décrits et analysés par de nombreuses études scientifiques. La grande force de la collapsologie est d’ailleurs de le rappeler avec précision en mettant bout à bout l’ensemble des rapports et analyses de différentes disciplines pour dresser un panorama complet (et inquiétant) de la situation, comme en témoigne l’impressionnante bibliographie à la fin de l’essai de Servigne et Stevens.

Ceci étant posé, j’en viens à mon premier désaccord avec les collapsologues, qui porte sur le biais cognitif dont souffre leur analyse de la situation. En effet, le fondement même de la collapsologie – unicité de l’objet, pluridisciplinarité des approches pour l’appréhender – est aussi sa principale faiblesse. En se concentrant exclusivement sur les aspects négatifs de la croissance économique, la collapsologie ignore délibérément ses côtés positifs, à commencer par le plus évident d’entre eux : elle a amélioré le sort de milliards d’êtres humains. Pour ma part, je ne sais pas si la croissance va entraîner dans le futur l’effondrement de notre civilisation industrielle et l’apparition de pénuries ou de guerres civiles. Ce que je sais en revanche, c’est qu’elle a permis une réduction spectaculaire de la pauvreté dans le monde sur les trois dernières décennies : alors que 36% de la population mondiale vivait avec moins de 1,90$  par jour en 1990, ce taux est tombé à 10% en 2015 (Source: Banque Mondiale). Sur la même période, la faim dans le monde a régressé, et le nombre de personnes sous-alimentées est passé de 1 milliard à moins de 800 millions (source : United Nations Food and Agricultural Organization; on notera toutefois qu’il a légèrement augmenté au cours des trois dernières années), une amélioration qui s’explique principalement par la réduction de la sous-alimentation dans les deux puissances démographiques mondiales que sont la Chine et l’Inde. Et si l’humanité est aujourd’hui plus riche que par le passé, elle est également plus pacifique, avec une diminution du nombre de morts dans des conflits armés ou politiques, ce qui a fait de la première décennie du XXIème siècle la moins meurtrière depuis 1840, avec moins de 1 million de tués sur la période 2001-2010 (source: Herodote.net). Ainsi, en ce début de XXIème siècle, l’humanité est plus prospère, mieux nourrie et plus pacifique qu’elle ne l’a été par le passé. Le revers de la médaille est que les humains n’ont jamais été aussi nombreux et aussi gourmands en énergie. A ce titre, on observera que les deux pays où la sous-alimentation a le plus fortement reculé, la Chine et l’Inde, sont également ceux qui ont le plus contribué à l’augmentation de gaz à effets de serre : selon les données Chiffres du climat 2019 p. 26, elles ont représenté à elles deux 72% de l’augmentation constatée entre 1990 et 2017 dans le monde. Ce constat souligne la pertinence d’une approche capable de faire le lien entre des disciplines comme la démographie, l’économie et la climatologie. Mais pour aller jusqu’au bout de cette logique et dresser un tableau plus juste, encore faudrait-il adopter une vision plus nuancée de la croissance économique. En particulier, cela supposerait de rappeler que la croissance est la condition indispensable au développement, une notion plus qualitative selon laquelle l’élévation générale du niveau de prospérité d’un pays se traduit par une amélioration des investissements et des rentrées fiscales, un accroissement des dépenses liées à la santé, l’éducation et la culture, une réduction des inégalités sociales, la diffusion de progrès technologiques et l’adoption de techniques de production moins consommatrices d’énergie. De tout cela, les collapsologues ne disent rien, obnubilés qu’ils sont par une vision négative et purement quantitative de la croissance économique au service de leur théorie de l’effondrement à venir.

Mon deuxième point de désaccord avec les collapsologues concerne la vision du futur, non pas tant sur les formes qu’il prendra, mais sur l’attitude à adopter pour y faire face. En effet, n’étant pas futurologue, je ne me hasarderai pas à faire de conjectures sur la possibilité d’un effondrement. Tout au plus me contenterai-je de saluer ici la pertinence de l’analyse des collapsologues lorsqu’elle met en évidence les risques accrus liés aux interdépendances de systèmes techniques, économiques, financiers et politiques qui fonctionnent en réseau, comme le montrent aujourd’hui les difficultés de nombreux pays à se procurer des masques fabriqués en Chine. En revanche, si leur analyse des risques est juste, les propositions des collapsologues pour y faire face est très discutable. En effet, le fantasme d’un repli sur de petites communautés autosuffisantes, capables de produire localement les ressources alimentaires et énergétiques dont elles ont besoin, est au mieux illusoire, au pire contre-productif, car il revient à baisser les bras et à laisser l’humanité encore plus exposée au danger. Comment imaginer que ces petites communautés locales puissent disposer des ressources pour protéger la santé et le bien-être de leurs populations ? Sans un système de santé organisé et une recherche scientifique disposant de puissants moyens techniques et financiers, comment feraient-elles face à la prochaine épidémie ? Une simple grippe suffirait à les balayer.

L’exemple de la Grande dépression consécutive au krach financier de 1929 et des événements tragiques de la Seconde Guerre mondiale a montré que la bonne réponse face aux grandes catastrophes n’est pas l’isolement, le repli sur soi et l’autarcie, mais au contraire le développement de nouvelles formes d’échanges et de coopération internationale. L’humanité n’a pas toujours sur le faire, comme l’ont montré l’échec du Traité de Versailles et de la Société des Nations au lendemain de la Première Guerre mondiale. Mais elle est capable d’apprendre de ses erreurs et de les corriger en donnant naissance à des institutions internationales comme l’ONU, les accords de Bretton Woods et le FMI, l’Union Européenne et la BCE, ou l’Accord de Paris sur le climat, qui ont chacune dans leur domaine contribué à créer un monde plus sûr et plus stable. Certes, toutes ces institutions aux sigles étranges peuvent nous paraître lointaines et complexes, et nous pouvons être tentés de nous replier vers la simplicité et la proximité rassurantes de notre petit potager bio pour calmer nos peurs face à une actualité anxiogène. Pourtant, en tant que citoyens lucides, notre devoir est de nous intéresser à ces enjeux et de contribuer à construire ces nouvelles formes de coopération internationale car elles constituent encore le meilleur rempart face aux dangers du monde.

 

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Mots clés

Civilisation industrielle, Collapsologie, Collapsologue, Ecologie politique, Effondrement