Littérature contemporaine

La Servante écarlate, roman dystopique et catastrophiste

Marc Bordier par Marc Bordier /

Servante écarlate

En cette fin d’année, j’ai passé de nombreuses heures plongé dans la lecture de La Servante écarlate et Les Testaments. Ces deux romans de Margaret Atwood, publiés respectivement en 1985 et 2019, ont connu un succès planétaire grâce à la série The Handmaid’s Tale diffusée pour la première fois sur Hulu en avril 2017. Comment expliquer un tel phénomène ? Comment les romans de Margaret Atwood ont-ils réussi à captiver autant de lecteurs dans le monde ? Quelles sont aussi les limites et les faiblesses de ce récit ?

En 1985 paraît La Servante écarlate, une dystopie totalitaire dans la lignée des romans d’Orwell et de Huxley

La Servante écarlate et Les Testaments appartiennent au genre littéraire de la dystopie, que l’on peut définir comme un récit fictif mettant un scène un univers utopique sombre où l’humanité est aliénée. Dans La Servante écarlate, après une catastrophe écologique ayant précipité une chute de la natalité, une secte de fanatiques religieux appelés les Fils de Jacob ont pris le contrôle des Etats-Unis et instauré une théocratie impitoyable. Dans cette société très hiérarchisée, le pouvoir politique et économique est détenu exclusivement par des hommes d’âge mûr appelés les Commandants, tandis que les femmes sont reléguées au rang de subalternes au statut étroitement encadré. Les plus chanceuses d’entre elles sont les Epouses des commandants : en bonnes bourgeoises, leur rôle est d’accompagner leurs maris et de tenir la maison en ordre. Les Tantes constituent une caste à part qui incarne l’autorité morale et religieuse ; elles servent de guides spirituels et de gardiennes de la foi au service du régime. Les Marthas sont des aides-ménagères chargées d’accomplir les tâches domestiques quotidiennes. En-dessous d’elles, les femmes économiques sont des citoyennes de seconde zone mariées à des hommes ordinaires. Tout en bas de l’échelle sociale, les Jezebels sont des prostituées vouées à satisfaire les désirs des Commandants dans des maisons closes dont l’existence secrète est tolérée hypocritement par le régime. Enfin, les Servantes bénéficient d’un statut à part, à la fois envié et méprisé : ayant conservé leur fertilité malgré la catastrophe écologique, elles exercent le rôle de reproductrices chargées d’assurer le renouvellement des générations. Dans cette société qui exerce un contrôle impitoyable et illimité sur le corps des femmes, elles doivent se soumettre à chaque période d’ovulation à une cérémonie au cours de laquelle leur Commandant vient les féconder selon un rituel soigneusement orchestré, dans l’espoir de donner naissance à un bébé sain qui leur sera ensuite arraché et remis aux Epouses.

Ecrit en 1985 dans la chambre d’un hôtel de RDA après un périple dans les pays d’Europe centrale alors soumis au joug de la dictature communiste, la Servante écarlate reprenait avec brio les éléments du roman dystopique totalitaire inventé par Aldous Huxley (Le Meilleur des mondes, publié en 1932) et George Orwell (1984, publié en 1949). On y retrouve en effet les ingrédients (topoï) caractéristiques du genre : les libertés fondamentales écrasées, l’Etat policier totalitaire, la hiérarchisation de la société en différentes castes aux rôles déterminés (les Commandants rappellent les citoyens alpha du Meilleur des mondes, tandis que les éconos sont l’équivalent des Deltas et Epsilon) et bien sûr le rôle structurant joué par l’idéologie du pouvoir, répandue grâce à la propagande massive et l’appauvrissement de la langue. Dans l’univers de La Servante écarlate, la novlangue du régime est incarnée par les formules religieuses qui rythment toutes les conversations (“Blessed be the fruit/ Béni soit le fruit“,  “May the Lord Open/Que le Seigneur ouvre“, “Praise be/Loué soit-Il“, “Under His eye/Sous Son regard“). Leur rôle est d’affirmer la soumission de l’individu aux lois du régime et d’écarter toute forme d’expression individuelle originale.

Sur le plan de la technique littéraire, cet univers angoissant et oppressant est très bien restitué par le choix d’un point de vue subjectif (narration en focalisation interne). En effet, les événements qui constituent le récit de La Servante écarlate sont racontés par une servante prisonnière dans la maison d’un Commandant. Ce prisme subjectif, nécessairement limité et imparfait, est propice à la diffusion d’une terreur sourde et permanente. Dans Les Testaments, le même procédé est utilisé, cette fois en mode polyphonique avec les points de vue de trois acteurs qui vont jouer un rôle clé dans la chute du régime de Galaad : Tante Lydia, le témoin 369A et le témoin 369B (vous noterez au passage leur désignation par des matricules, comme si le pouvoir en place niait leur humanité pour les réduire à de simples numéros).

Pour renforcer cette impression de terreur, l’auteure s’appuie sur des éléments historiques réels que le lecteur reconnaîtra aisément derrière le paravent de la fiction. Dans ses différentes interviews, Margaret Atwood répète souvent qu’elle n’a rien inventé et qu’elle s’est contentée de combiner des événements des systèmes ayant existé à différentes époques dans l’histoire humaine. La dictature théocratique de Galaad est directement inspirée de son observation des régimes communistes d’Europe centrale avant la chute du mur de Berlin. Le mouvement d’opposition clandestin Mayday est calqué sur les réseaux de résistants polonais et français durant la seconde guerre mondiale, tandis que les réseaux clandestins d’exfiltration vers le Canada rappellent ceux des jeunes Américains qui fuyaient la conscription durant la guerre du Vietnam. L’obsession eugéniste des nazis, le contrôle des naissances et la politique de l’enfant unique dans la Chine communiste ont pu inspirer sa vision d’une société totalitaire dans laquelle le pouvoir en place s’intéresse étroitement aux capacités reproductrices des femmes. Enfin, le régime théocratique et l’idéologie des Fils de Jacob sont directement issus de l’idéologie de la droite chrétienne américaine arrivée au pouvoir avec la révolution conservatrice de Reagan dans les années quatre-vingts.

Aujourd’hui, le récit d’Atwood recycle habilement les préoccupations et les angoisses de notre époque : féminisme, souci de l’environnement et collapsologie

Si La Servante écarlate n’était qu’une œuvre littéraire, son message serait resté cantonné au cercle relativement modeste des amateurs de fiction contemporaine. En adoptant le format plus grand public de la série télévisée en 2017, le récit a non seulement conquis une audience beaucoup plus large, mais il est aussi et surtout entré en résonnance avec les préoccupations et les angoisses de notre époque. En premier lieu, il y a le sort réservé aux femmes : si Margaret Atwood a écrit son roman en réaction aux idées des chrétiens conservateurs américains qui remettaient en cause les acquis féministes des années soixante-dix, son message a été amplifié depuis 2017 par les revendications féministes de la vague #Metoo après l’affaire Weinstein. En effet, le patriarcat, les inégalités hommes-femmes, le contrôle du corps féminin et les violences faites aux femmes étaient déjà bien présents lorsqu’elle a écrit La Servante écarlate, mais ils ne faisaient pas encore l’objet d’une dénonciation systématique. Ce qui a changé en l’espace de 30 ans, c’est que la société tolère de moins en moins les violences et les injustices faites aux femmes et l’exprime de manière assez virulente sur les réseaux sociaux. Sur ce point, la série diffère du roman : en s’attardant davantage sur les violences physiques à l’encontre des femmes et en faisant de son personnage principal une rebelle active là où son homologue romanesque se contentait de survivre, la série se revendique ouvertement féministe et militante.

De manière plus discrète mais tout aussi révélatrice, l’autre thème majeur qui a contribué au succès du récit est celui de l’écologie, plus particulièrement dans sa version catastrophiste. Dans l’univers de La Servante écarlate, la prise de pouvoir par la secte des enfants de Jacob a été précédée par une catastrophe écologique qui a entraîné une chute de la natalité. Depuis, seul un petit nombre de femmes ont conservé leur fertilité et les naissances d’enfants difformes sont devenues courantes. Si les origines de la catastrophe écologique dans le récit sont assez floues, le message est clair : en négligeant de préserver l’environnement pour les générations futures, notre société risque de basculer vers un futur cauchemardesque. En cela, le message des romans et de la série rejoint les mises en garde de Greta Thunberg et des collapsologues, pour qui l’épuisement des ressources naturelles va à terme provoquer l’effondrement de notre civilisation industrielle.

 

La faiblesse du récit Atwoodien : ses thèses catastrophistes

Si le féminisme et catastrophisme écologique du récit Atwoodien expliquent largement son succès aujourd’hui, ils en constituent hélas aussi la principale faiblesse, notamment en raison de la lourdeur avec laquelle ces messages sont assénés dans la campagne de promotion qui les accompagne. Ainsi, le roman La Servante écarlate a été présenté par son éditeur Penguin Random House comme “une évocation puissante de l’Amérique du XXIème siècle“, et la scénographie particulière de la série a été reprise dans les manifestations des opposantes féministes à Donald Trump (cf. cet article de Marianne). Certes, il ne fait aucun doute que Donald Trump est un mufle vulgaire, misogyne et machiste, et qu’il est soutenu par l’aile droite, conservatrice et religieuse du parti républicain. Pour autant, il serait très exagéré de lire dans la politique qu’il mène une volonté consciente, réfléchie et méthodique de faire reculer les droits des femmes. Au contraire, l’Amérique du XXIème siècle et plus généralement le monde occidental se préoccupent bien plus aujourd’hui de la condition des femmes que lorsque Margaret Atwood a écrit La Servante écarlate (et c’est d’ailleurs une très bonne chose). De la même manière, l’écologie occupe dans le débat politique actuel une place qu’elle était loin d’avoir au milieu des années quatre-vingts, et même si la décision de Donald Trump de retirer les Etats-Unis de l’accord de Paris a constitué un pas en arrière, il n’en reste pas moins que la préservation de l’environnement occupe désormais une place prépondérante dans l’espace politique occidental, comme en témoigne la percée des partis écologistes lors des élections européennes au printemps dernier (et là encore, de mon point de vue, c’est une très bonne nouvelle).

Finalement, en lisant les romans de Margaret Atwood et en regardant la série qu’ils ont inspirée, le lecteur contemporain fait la même chose que le spectateur de films d’horreur : il joue à se faire peur. L’auteure elle-même l’y encourage : en répétant que tous les ingrédients de ses récits existent déjà dans le monde actuel, elle joue la petite musique habituelle des romanciers réalistes : “mais je n’invente rien, regardez autour de vous, tout ce que j’ai mis dans mon roman existe déjà !” un peu comme Balzac se défendait dans l’Avant-propos de la Comédie Humaine : “La Société française allait être l’historien, je ne devais être que le secrétaire.” Mais à la différence de Balzac, Atwood ne décrit pas une situation qui a existé dans un lieu et à un moment donnés de l’histoire humaine : elle combine des faits, des événements et des tendances dans différents pays à différentes époques et les téléscope habilement pour produire une dystopie réaliste. A la manière des collapsologues, elle nous décrit le futur qui pourrait advenir si l’humanité faisait le pire choix possible à chaque embranchement dans l’arbre des décisions. Le résultat est certes efficace et captivant, mais l’honnêteté intellectuelle du message est discutable. En tant que lecteur et grand amateur de films d’horreur, j’ai aimé frissonner en lisant ses romans, mais je suis resté sceptique face au caractère manipulatoire et catastrophiste du marketing qui en assure la promotion.

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Mots clés

Dystopie, La Servante écarlate, Les Fils de Jacob, Les Testatments, Margaret Atwood, Régime totalitaire, The Handmaid's tale, Théocratie