Littérature contemporaine

La lenteur, un roman philosophique de Kundera

Marc Bordier par Marc Bordier /

Hier, j’ai visité le désert de Retz, un magnifique parc à fabriques situé à proximité de Chambourcy, dans l’ouest parisien. Au XVIIIème siècle, le mot “désert” désignait un lieu isolé dans lequel on pouvait se retirer pour se recueillir et méditer, et les “fabriques” étaient de petites constructions destinées à agrémenter un jardin. Dans le désert de Retz, on trouve par exemple un théâtre chinois, un yourte orientale ou un petit pavillon antique dans lesquels le propriétaire, un gentilhomme des Lumières portant le nom de François de Monville, venait s’exercer à l’arc, jouer de la musique et s’adonner à des plaisirs libertins.

En parcourant ses allées bordées d’arbres majestueux et de nénuphars paisibles, je me disais que ce lieu aurait constitué un bon décor au livre La lenteur, le premier roman que Kundera a écrit en français. En tant que lecteur franco-tchèque, je me suis bien entendu intéressé à Kundera, et pourtant je n’avais jusqu’à présent guère été séduit tant ses livres peuvent sembler parfois déroutants. La lenteur, en particulier, m’avait laissé perplexe par son absence apparente de fil conducteur et la vulgarité délibérée de certains passages, comme celui dans lequel un des protagonistes poursuit tout nu sa conquête d’un soir autour d’une piscine en l’apostrophant dans un dialogue grotesque :

“Je te percerai avec ma bite et te clouerai au mur !

               – Tu ne me cloueras pas !

               – Tu resteras crucifiée au fond de la piscine !

               – Je ne serai pas crucifiée !

               – Je déchirerai ton trou du cul aux yeux de l’univers !

               – Tu ne le déchireras pas !

               – Tout le monde verra ton trou du cul !

               – Personne ne verra mon trou du cul !”

 

(Oui, je vous confirme que ce passage a été publié dans la Blanche de Gallimard en 1995, et depuis dans l’édition Folio et dans la Pléiade ; finalement, nous avons bien tort de nous offusquer des audaces littéraires “dilatées comme jamais” d’un Bruno Lemaire car il a eu pas mal de prédécesseurs…).

En apprenant le décès de Kundera, j’ai décidé de me replonger dans ce roman que j’avais peut-être lu un peu vite, bien décidé à comprendre et apprécier enfin cet auteur majeur. Je vous livre ici les quelques clés de lecture que j’en ai retirées.

La lenteur, un roman aux récits multiples et entremêlés

A l’opposé de la plupart des romans contemporains, qui promènent le lecteur de page en page à travers un récit unique en suivant une intrigue soigneusement ficelée, La lenteur entremêle de multiples récits d’époques différentes en tissant entre eux de subtils jeux de reflets et de miroirs. Le livre s’ouvre sur l’image de l’auteur en train de conduire en compagnie de son épouse Véra en direction d’un château transformé en hôtel, quelque part en France. Tandis qu’ils roulent paisiblement, leur véhicule est doublé par un conducteur impatient. Ce banal épisode suscite chez lui une réflexion sur la vitesse et la lenteur en lui rappelant une nouvelle dans laquelle l’écrivain des Lumières Vivant Denon raconte une nuit d’amour entre un gentilhomme et une certaine Mme de T. dans ce même château deux siècles plus tôt. Par opposition à la vitesse et à l’impatience du conducteur de la fin du XXème siècle, les amants libertins du XVIIIème menaient une parade amoureuse en trois temps, avec un art consommé de la conversation et une progression soigneusement orchestrée. A ces deux récits viennent se superposer plusieurs autres événements : un groupe d’entomologistes réunis au château pour un congrès, un savant tchèque participant à ce congrès en se présentant comme un dissident courageux alors que sa soi-disant rébellion contre le régime communiste était en fait dictée par sa propre lâcheté, un homme politique français qui soigne son image devant les caméras de télévision tout en se vengeant férocement d’une ancienne maîtresse qu’il n’a jamais véritablement réussi à conquérir, et enfin un improbable duo amoureux qui tente en vain de s’accoupler au bord de la piscine dans la scène surréaliste décrite plus haut.

La lenteur, un livre à mi-chemin entre le roman et l’essai philosophique

En lisant le résumé que je viens d’en faire, vous êtes probablement resté très perplexe, comme moi à la fin de ma première lecture. A quoi riment toutes ces histoires grotesques ? A vrai dire, pour apprécier pleinement ce livre, il faut le voir non pas comme un roman (au sens d’un roman réaliste ou contemporain), mais plutôt comme un essai philosophique dans lequel l’auteur vante les vertus de la lenteur, du temps long et de la mémoire qui constituaient l’essence de l’art de vivre à la française au XVIIIème siècle, par opposition aux valeurs de vitesse et de performance technique de l’époque contemporaine. En effet, malgré la diversité des formes qu’elles prennent (vitesse d’un véhicule automobile, habileté d’un homme politique à saisir l’instant devant les caméras, plaisir furtif du “coup” d’un soir), les différentes manifestations de la vitesse restent creuses, superficielles et finalement incapables de produire du sens et de la mémoire. C’est la thèse centrale de ce livre, que l’auteur résume par ces mots : « Notre époque est obsédée par le désir d’oubli et c’est afin de combler ce désir qu’elle s’adonne au démon de la vitesse ».

 La lenteur, une satire de l’époque moderne

Pour dénoncer les travers de notre époque et faire passer son message philosophique, Kundera utilise avec brio tous les ressorts de la satire. Cela donne quelques morceaux de bravoure, comme la scène amoureuse grotesque au bord de la piscine, mais aussi cette évocation des gesticulations médiatiques des hommes politiques face à la famine qui sévissait alors en Somalie (le livre a été écrit en 1993, à l’époque où Bernard Kouchner posait devant les caméras avec un sac de riz sur l’épaule dans le contexte de l’opération “Du riz pour la Somalie”), ou encore cette dénonciation de l’inculture du Français moyen qui voit dans la République tchèque un pays d'”Europe de l’Est” ayant pour capitale Budapest (un conseil : si vous croisez un Tchèque, ne lui dites pas que son pays fait partie de l’Europe de l’Est, il vous fera observer avec agacement que Prague est située à l’ouest de Vienne, et si c’est un lecteur de Kundera, il ajoutera que l’Europe Centrale est “Culturellement à l’Ouest, politiquement à l’Est et géographiquement au centre.”).

Au terme de ma seconde lecture, j’ai enfin pu apprécier ce livre grâce aux clés que je viens de vous livrer. J’ai particulièrement retenu le passage dans lequel l’auteur expose sa théorie du “judo moral”, un procédé rhétorique imparable par lequel on place publiquement son interlocuteur dans une situation d’infériorité morale en le mettant devant un faux dilemme, par exemple en lui demandant s’il serait prêt à sacrifier un mois de salaire pour donner à manger aux enfants qui meurent de faim en Somalie (la seule réponse possible est “oui”, car sinon vous passerez pour une monstre aux yeux de tout le monde). De nos jours, les “judokas moraux” sont omniprésents sur Twitter et sur les plateaux des chaînes d’information en continu. Kundera est certes aujourd’hui décédé, mais le message qu’il nous a légué sonne plus juste que jamais.

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Mots clés

Kundera, Littérature tchèque, Vivant Denon