Poésie

Presque – Jacques Prévert

Marc Bordier par Marc Bordier /

Aigle_Noir

   De passage à Fontainebleau pour les fêtes de fin d’année, j’ai découvert sur la façade de l’hôtel de l’Aigle Noir ce poème de Jacques Prévert. Composé à la fin des années trente alors que le poète séjournait dans la ville impériale pour l’écriture du scénario du film Le Jour se lève (Marcel Carné, 1939), ce texte est un hommage à sa maîtresse de l’époque Claudy Carter. Il débute par l’évocation de la sculpture de Rosa Bonheur qui ornait l’entrée de l’hôtel, un grand taureau de bronze; puis son champ de vision s’étend pour embrasser la forêt et les réminiscences de moments heureux en compagnie de la femme aimée, ce “joli corps” qui est aussi un “bonheur aux yeux cernés“. Par un calembour, la maîtresse est associée au nom de la sculptrice (bonheur/Bonheur), créant ainsi un sentiment de plénitude et d’unité entre le lieu et les moments agréables et insouciants qu’il a abrités. Mais cette parenthèse idyllique est menacée par le temps et l’argent (“Le malheur avec une montre en or”), puissances hostiles qui gagnent “presque” à tous les coups. Les derniers vers du poème racontent la lutte intérieure qui se joue entre ces deux forces opposées, jusqu’à la chute finale où l’adverbe “Presque” mis en valeur par le rejet laisse entendre la victoire in extremis des souvenirs heureux.

A Fontainebleau
Devant l’hôtel de l’Aigle Noir
Il y a un taureau sculpté par Rosa Bonheur
Un peu plus loin tout autour
Il y a la forêt
Et un peu plus loin encore
Joli corps
Il y a encore la forêt
Et le malheur
Et tout à côté le bonheur
Le bonheur avec les yeux cernés
Le bonheur avec des aiguilles de pin dans le dos
Le bonheur qui ne pense à rien
Le bonheur comme le taureau
Sculpté par Rosa Bonheur
Et puis le malheur
Le malheur avec une montre en or
Avec un train à prendre
Le malheur qui pense à tout …
A tout
A tout … à tout … à tout …
Et à tout
Et qui gagne « presque » à tous les coups
Presque.