Poésie

Crépuscule – Victor Hugo

Marc Bordier par Marc Bordier /

Crépuscule

  En feuilletant le recueil des Contemplations (Victor Hugo), je suis tombé par hasard sur ce très beau poème tiré du livre deuxième : Crépuscule. Il s’ouvre sur le tableau d’un étang immobile à la tombée de la nuit. Figé dans les premières lignes, le paysage se met rapidement à frissonner et à s’animer sous le souffle mystérieux d’une Vénus en mouvement qui parcourt la forêt et les collines. Bientôt, les sentiers et les sépulcres sont réveillés. Le brin d’herbe susurre alors son injonction vibrante  “Aimez-vous !“, comme en écho au Carpe Diem ou au “Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie” des ancêtres Horace et Ronsard. Dans un syncrétisme qui unit la foi chrétienne aux cultes antiques de l’amour et de la fertilité, le poème se transforme alors en un hymne à l’amour et à la vie et célèbre le triomphe d’Eros sur Thanatos.
L’étang mystérieux, suaire aux blanches moires,
Frisonne; au fond du bois la clairière apparaît ;
Les arbres sont profonds et les branches sont noires ;
Avez-vous vu Vénus à travers la forêt ?
Avez-vous vu Vénus au sommet des collines ?
Vous qui passez dans l’ombre, êtes-vous des amants ?
Les sentiers bruns sont pleins de blanches mousselines;
L’herbe s’éveille et parle aux sépulcres dormants.
Que dit-il, le brin d’herbe ? et que répond la tombe ?
Aimez, vous qui vivez ! on a froid sous les ifs.
Lèvre, cherche la bouche ! aimez-vous ! la nuit tombe;
Soyez heureux pendant que nous sommes pensifs.
Dieu veut qu’on ait aimé. Vivez ! faites envie,
O couples qui passez sous le vert coudrier.
Tout ce que dans la tombe, en sortant de la vie,
On emporta d’amour, on l’emploie à prier.
Les mortes d’aujourd’hui furent jadis les belles.
Le ver luisant dans l’ombre erre avec son flambeau.
Le vent fait tressaillir, au milieu des javelles,
Le brin d’herbe, et Dieu fait tressaillir le tombeau.
La forme d’un toit noir dessine une chaumière;
On entend dans les prés le pas lourd du faucheur;
L’étoile aux cieux, ainsi qu’une fleur de lumière,
Ouvre et fait rayonner sa splendide fraîcheur.
Aimez-vous ! c’est le mois où les fraises sont mûres.
L’ange du soir rêveur, qui flotte dans les vents,
Mêle, en les emportant sur ses ailes obscures,
Les prières des morts aux baisers des vivants.