Littérature étrangère

Duong Thu Huong – Terre des oublis

Marc Bordier par Marc Bordier /

Paysage Vietnam

Dans la lignée des récits antimilitaristes, je voudrais accorder ici une place spéciale à Terre des oublis, le magnifique roman de la vietnamienne Duong Thu Huong. L’intrigue se déroule au début des années quatre-vingts dans un village de montagne du Centre Vietnam. Alors qu’elle rentre d’une journée en forêt, Miên trouve les habitants du hameau rassemblés autour d’un inconnu : c’est Bôn, l’homme qu’elle avait épousé quatorze ans plus tôt, et que tous croyaient mort dans la guerre contre les Américains. Depuis, Miên a refait sa vie avec Hoan, un riche propriétaire terrien qu’elle aime profondément et avec qui elle a eu un enfant. Mais Bôn le vétéran communiste est de retour et réclame sa part de bonheur conjugal. Sous la pression des autorités et de la communauté, Miên sera contrainte de laisser derrière elle la vie heureuse qu’elle s’était construite pour retourner auprès de cet homme misérable et anéanti.

Terre des oublis met en scène de manière magistrale le traumatisme de la guerre et la fatalité de la vie dans la société socialiste vietnamienne. A travers les destins brisés de Miên, Hoan et Bôn, le roman raconte le bonheur impossible dans un monde dominé par la violence et les carcans sociaux et politiques. Bôn a laissé son âme dans l’enfer de la jungle verte durant les longues journées où il a traîné le cadavre décharné de son camarade sergent, et lorsqu’il revient des années plus tard, il n’est plus qu’un spectre livide animé seulement par le vain désir de retourner à la vie en donnant un enfant à celle qui fût autrefois son épouse. Miên, elle, a la grandeur d’une héroïne tragique : forcée de choisir entre le bonheur et le devoir, elle se sacrifie et rejoint Bôn dans cette cabane sordide qui sera pour elle un tombeau. Quant à Hoan, séparé de sa bien-aimée, il cherche tristement un simulacre d’amour dans les bordels miteux de la grande ville. Prisonniers de l’histoire politique et de ses déchirures, Bôn, Miên et Hoan incarnent les douleurs du peuple vietnamien dans la seconde moitié du vingtième siècle.

Le récit est servi par une narration lente et très maîtrisée, émaillée de nombreuses descriptions riches et évocatrices qui restituent avec intensité les sons, la lumière, les odeurs et les couleurs du Vietnam. Des pluies vaporeuses sur les forêts au riz gluant parfumé à la citronnelle, du feuillage argenté des orangers au souffle tiède des prostituées de la ville, l’esprit du lecteur se laisse agréablement bercer au gré d’une écriture poétique et enivrante. C’est d’ailleurs là ce qui explique selon moi le succès de Terre des oublis en France : magnifique histoire d’amours impossibles et tragiques, ce roman est aussi et surtout un hymne sensuel à la beauté du Vietnam, un pays qui continue de nous fasciner par son exotisme et son histoire autrefois liée à la nôtre.