Littérature contemporaine

Un bon livre pour finir 2017 : L’Ordre du jour (Eric Vuillard)

Marc Bordier par Marc Bordier /

Anschluss, Autriche, Eric Vuillard, L'Ordre du jour

Au pied du sapin de Noël, j’ai eu la bonne surprise de trouver le livre d’Eric Vuillard, L’Ordre du jour, prix Goncourt 2017. Avant de le l’ouvrir, je pensais avoir affaire à un roman historique, genre que j’affectionne particulièrement.  Dès les premières pages, j’ai compris qu’il ne s’agissait pas d’une œuvre de fiction, mais d’un récit littéraire historique, c’est-à-dire d’événements historiques racontés par un écrivain, avec sa subjectivité aussi bien sur la forme (le style) que sur le fond (la thèse défendue). Cette particularité est sans doute ce qui confère au livre tout sa saveur, mais aussi ses limites.

La montée en puissance du nazisme et l’Anschluss

L’histoire débute par le tableau féroce d’une soirée mondaine au Reichstag le 20 février 1933 : réunis sur invitation du Maréchal Goering, vingt-quatre capitaines d’industrie issus des grandes familles bourgeoises et des entreprises allemandes les plus prestigieuses, comme les Thyssen, Opel, Daimler, Agfa, ou Allianz, sont venus apporter leur allégeance et leur soutien financier au chancelier Hitler. Elle se poursuit quelques années plus tard, avec le récit de l’annexion de l’Autriche par le Reich allemand, en mars 1938, depuis la rencontre entre Hitler et le chancelier conservateur Schuschnigg à Berchtesgaden jusqu’à l’entrée triomphale des nazis dans une Vienne qui leur tendait les bras, en passant par ce dîner surréaliste à Londres, au cours duquel le Premier Ministre britannique Neville  Chamberlain, principal artisan de la politique d’apaisement vis-à-vis de l’Allemagne nazie, apprend la nouvelle de l’entrée de l’armée allemande en Autriche en présence de Ribbentrop, qu’il avait invité pour fêter sa promotion d’ambassadeur d’Allemagne au Royaume-Uni à Ministre des Affaires étrangères du Reich. Entre ces deux dates, c’est le défilé affligeant des compromissions qui, par intérêt ou faiblesse, ont ouvert la voie à Hitler et provoqué les désastres de la Shoah et de la deuxième guerre mondiale.

Un récit aux qualités littéraires indéniables…

Récit historique, le livre d’Eric Vuillard est aussi avant tout une œuvre aux qualités littéraires indéniables. Après la médiocrité de mes dernières lectures (voir mon dernier billet sur ce blog), j’ai été agréablement surpris de trouver ici une écriture et un style. Eric Vuillard est un écrivain à la plume bien trempée, et il fait un usage très pertinent des figures de style pour déployer son réquisitoire implacable contre la lâcheté, l’irresponsabilité ou la faiblesse des dirigeants politiques qui ont laissé Hitler s’emparer de l’Autriche.  C’est le cas par exemple dans ce passage où, en s’appuyant sur une anaphore bien tournée, il démonte l’attitude du chef nazi autrichien Seyss-Inquart lors du procès de Nuremberg (p. 64) : “Bien sûr, il nie en bloc. Lui qui sera un des acteurs principaux de l’incorporation de l’Autriche au Troisième Reich, il n’a rien fait; lui qui recevra le grade honoraire SS de Gruppenführer, il n’a rien vu ; lui qui sera ministre sans portefeuille dans le gouvernement d’Hitler, on ne lui a rien dit ; lui qui sera représentant du gouverneur général de Pologne, impliqué dans la brutale pacification du mouvement de résistance polonais, il n’a rien ordonné ; lui qui deviendra enfin commissaire du Reich aux Pays-Bas, et fera exécuter, d’après l’accusation à Nuremberg, plus de quatre mille personnes, antisémite sincère, ayant éradiqué les Juifs de tous les postes à responsabilité, lui qui n’est pas étranger aux mesures qui aboutiront à la mort d’environ cent mille Juifs hollandais, il n’a rien su.”  Un peu plus loin (p. 76), c’est une hypallage qui dénonce brillamment l’attitude irresponsable du Président français occupé à signer des décrets sur la loterie nationale au lieu de freiner les progrès de la barbarie nazie : “pendant qu’Albert Lebrun rêvasse à n’en plus finir sous l’immense égoïsme de son abat-jour, à Vienne, le chancelier Schuschnigg reçoit un ultimatum de Hitler.” Plus loin encore (p. 83), avec une ironie grinçante, l’écrivain raconte la rédaction du télégramme que les Allemands ont dicté aux Autrichiens pour être invités à franchir la frontière en le comparant à un billet doux : “Les amours sont ainsi faites que certains se contentent de dicter à leur maîtresse les petits billets dont ils rêvent.”

…mais à la vision historique incomplète

Brillant lorsqu’il s’agit de dénoncer l’influence du pouvoir économique ou les lâchetés qui ont ouvert la voie à Hitler en Autriche, le récit de Vuillard l’est moins pour expliquer l’Anschluss. Certes, le soutien du grand capital allemand et la faiblesse des dirigeants politiques internationaux sont des facteurs non négligeables, mais ils ne sont pas les seuls, et ils ne disent pas pourquoi les Autrichiens ont accueilli Hitler à bras ouverts, en votant notamment à 99,73% pour leur rattachement à l’Allemagne lors du référendum du 10 avril 1938. Pour donner un tableau plus juste, l’auteur aurait pu évoquer les frustrations et la colère du peuple autrichien au lendemain de la signature du Traité de Saint-Germain en 1919, le vieux fond idéologique antisémite et pangermaniste qui régnait à Vienne au début du siècle, ou bien encore la situation économique misérable de l’Autriche et de l’Allemagne au lendemain de la crise de 1929. Tout occupé à dénoncer la faillite des élites politiques et économiques, Eric Vuillard passe à côté de ces éléments, et c’est bien dommage. Mais il est davantage écrivain qu’historien, et le lecteur lui pardonnera volontiers ces faiblesses tant son récit est captivant.

Je vous souhaite de bonnes fêtes de fin d’année et vous dis à 2018 pour une nouvelle année pleine de lectures !