Classiques

Une nouvelle fantastique : Le Horla, de Maupassant

Marc Bordier par Marc Bordier /

Gustave Courbet Le Désespéré

  Depuis mes toutes premières lectures, j’ai cultivé un goût particulier pour le merveilleux et le fantastique.  Cela a commencé par des livres de contes remplis d’êtres magiques et parfois inquiétants, comme les vodniks de la mythologie slave, ces génies malfaisants qui peuplent les étangs et les rivières d’Europe centrale.  Plus tard, j’ai aimé les dragons et les elfes de l’heroic fantasy, inspirés des récits de Tolkien, la littérature gothique, ses châteaux lugubres et ses ambiances morbides, Frankenstein, les histoires de vampires de Bram Stoker, les films de la Hammer avec Christopher Lee, sans compter les innombrables films d’épouvante de série Z que je me suis enfilés avec délectation, et dont je tairai les titres pour préserver ma réputation. Aussi, c’est avec un plaisir sans retenue que j’ai lu Le Horla, nouvelle fantastique que Maupassant a publiée en 1887, à une époque où il éprouvait déjà des troubles psychiques. Dans ce récit en forme de journal intime fictionnel, il met en scène le combat désespéré d’un homme contre un être surnaturel invisible qui tente de le réduire en esclavage.
     L’originalité du récit de Maupassant tient sans doute au fait qu’il inscrit le surnaturel dans la tradition littéraire réaliste, fondée sur l’observation et la restitution fidèle du réel. Contrairement aux histoires  évoquées ci-dessus, dans lesquelles la dimension magique est posée et acceptée d’emblée comme un postulat dans le contrat de lecture, le fantastique repose ici sur une ambiguïté subtile : Le héros  est-il réellement en train de lutter contre un esprit malfaisant qu’il a involontairement invité chez lui en saluant cet étrange navire brésilien de passage devant sa maison en bordure de Seine, ou bien est-ce le fruit imaginaire d’un esprit malade en proie à de graves troubles psychiques ? Maupassant ne le dit pas, mais les idées qu’il expose dans une chronique consacrée au fantastique en 1883 nous éclairent un peu à ce sujet : “Quand l’homme croyait sans hésitation, les écrivains fantastiques ne prenaient point de précautions pour dérouler leurs surprenantes histoires.  […] Mais quand le doute eut pénétré enfin dans les esprits, l’art est devenu plus subtil. L’écrivain a cherché les nuances, a rôdé autour du supernaturel plutôt que d’y pénétrer. Il a trouvé des effets terribles en demeurant sur la limite du possible, en jetant les âmes dans l’hésitation, dans l’effarement. Le lecteur indécis ne savait plus, perdait pied comme en une eau dont le fond manque à tout instant, se raccrochait brusquement au réel pour s’enfoncer tout aussitôt, et se débattre de nouveau dans une confusion pénible et enfiévrante comme un cauchemar.” Le Horla se situe effectivement à la frontière du possible, décrite dans un journal intime à travers le champ de vision rétréci et subjectif d’un narrateur sujet à des crises d’angoisse. Le lecteur, lui, est laissé libre de choisir son interprétation, comme dans un jeu de devinettes. Pour ma part, je penche pour l’explication réaliste, même si elle n’est sans doute pas la plus séduisante. Dans cette perspective, le Horla est une exploration clinique de l’esprit angoissé d’un homme qui sombre dans la folie, un objet d’étude que l’écrivain offre en cadeau aux médecins aliénistes.
   En tant que lecteur, j’ai bien aimé le caractère ludique de cette nouvelle, cette manière dont le conteur promène son lecteur entre réel et imaginaire tout au long du récit. Ayant longtemps habité dans la boucle de Seine, non loin des guinguettes de Bougival et de Chatou que fréquentait Maupassant, j’ai été amusé de les retrouver dans Le Horla. Qui sait, après tout, si ces lieux ne sont pas hantés par un esprit mauvais venu du Brésil ?