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La Fortune des Rougon, un roman très actuel

Marc Bordier par Marc Bordier /

La Fortune des Rougon

Au mois de juillet, j’ai profité d’un week-end ensoleillé pour me promener le long de la Seine. Parti du Vésinet, j’ai suivi ses méandres jusqu’à Vernon, m’arrêtant en chemin dans le village de Médan pour y découvrir la maison de Zola, une grande villa que le romancier a achetée en 1878 grâce aux droits d’auteur de l’Assommoir. Elle est notamment célèbre pour avoir accueilli les rencontres littéraires estivales qui ont donné naissance aux Soirées de Médan, une recueil de six nouvelles écrites par Zola, Maupassant et leurs amis écrivains naturalistes. Malheureusement, le lieu est actuellement fermé au public pour travaux, et j’ai dû me contenter de l’observer de l’extérieur. Mon déplacement n’a toutefois pas été complètement inutile, car cette brève retrouvaille avec l’univers de l’écrivain m’a donné envie de me replonger dans son œuvre. Comme beaucoup de lecteurs, j’ai lu la saga des Rougon-Macquart avec enthousiasme il y a longtemps, puis ai laissé ses volumes dormir tranquillement sur les étagères de ma bibliothèque pendant une vingtaine d’années sans leur prêter grande attention. Pourtant, en relisant le premier roman de la série, La Fortune des Rougon, j’ai constaté à quel point cette épopée n’a rien perdu de son actualité.

La Fortune des Rougon, récit de la naissance du Second Empire et livre fondateur de la saga des Rougon-Macquart

La Fortune des Rougon raconte le coup d’Etat du prince Louis-Napoléon Bonaparte et la naissance du Second Empire, le 2 décembre 1851. L’action se situe en Provence à Plassans, une ville fictive que Zola a imaginée sur le modèle d’Aix-en-Provence. Le roman débute d’une manière assez lente et sinueuse par la description d’un coin oublié dans les faubourgs de la ville, l’impasse Sainte-Mittre, un ancien cimetière qui abrite désormais les rencontres furtives entre deux jeunes amoureux, Miette et Silvère, dans les premiers jours du mois de décembre 1851. Bientôt, le champ de vision s’élargit, et sous les yeux du lecteur défilent les troupes de villageois venus défendre la République contre le coup d’Etat bonapartiste survenu quelques jours plus tôt à Paris. Par cette scène d’introduction, le grand cycle romanesque de Zola est lancé. Dans les chapitres suivants, l’arbre généalogique et les principaux personnages se mettent en place, en commençant par l’aïeule Adélaïde Fouque, dont la fêlure psychique est à l’origine de toutes les névroses de la famille. Les deux branches des Rougon-Macquart sont posées : celle du frère aîné Pierre Rougon, bourgeois médiocre mais doté d’un appétit sans limites, et celle d’Antoine Macquart, chez qui la soif de jouissance prend les formes plus viles et plus basses de la fainéantise, de la rouerie et de l’ivrognerie. Entre ces deux figures, le jeune républicain Silvère, dont l’idéalisme naïf et généreux est né de la rencontre entre la folie congénitale et la lecture mal digérée des philosophes des Lumières. Dans la suite du roman, Silvère et sa jeune amoureuse battent la campagne aux côtés des insurgés républicains dans une épopée émouvante et dramatique, tandis que Pierre Rougon et son frère Macquart, restés à Plassans, tirent profit des bouleversements politiques, le premier en s’emparant du pouvoir avec l’appui des bourgeois de la ville soucieux de préserver leurs intérêts, le second en grapillant sournoisement les miettes du festin. Au passage, le récit introduit aussi les personnages qui constitueront les héros des futurs volumes, comme Gervaise Lantier et ses deux enfants. Avec ce premier roman, la saga des Rougon-Macquart est lancée, et elle va passionner ses lecteurs au fil de milliers de pages.

Pourquoi relire La Fortune des Rougon aujourd’hui? En quoi est-ce que ce livre “parle” au lecteur contemporain ?

Malgré toutes les qualités que présente la Fortune des Rougon, ce roman n’est guère lu aujourd’hui. A l’heure de Netflix et des smartphones, le lecteur contemporain pressé lui préfère L’Assommoir ou Germinal, les chefs d’œuvre plus connus de Zola. C’est bien dommage, car La Fortune des Rougon, malgré son faible succès public, est le roman fondateur de la saga. A ce titre, il constitue en quelque sorte la clé pour pénétrer l’univers de Zola, en commençant par la préface dans laquelle l’auteur naturaliste expose son projet : “Je veux expliquer comment une famille, un petit groupe d’êtres, se comporte dans une société, en s’épanouissant pour donner naissance à dix, à vingt individus, qui paraissent, au premier coup d’œil, profondément dissemblables, mais que l’analyse montre intimement liés les uns aux autres. L’hérédité a ses lois, comme la pesanteur.” Dès les premières phrases, l’essentiel est dit : avec Les Rougon-Macquart, Zola veut raconter l’histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire, et il passe aussitôt de la théorie à la pratique en introduisant les figures fondatrices de la famille (cf. ci-dessus). Au-delà des personnages, ce sont aussi les principaux thèmes de la saga des Rougon-Macquart qui sont mis en route : l’ambition, la soif de pouvoir et de jouissance, la critique du régime impérial, l’essor fantastique du capitalisme et de l’argent, la presse et son influence, l’alcoolisme, la condition ouvrière et les mutations sociales, l’aliénation du travail, les luttes politiques etc. Livre fondateur, ce premier roman de la série joue le même rôle que la scène d’introduction d’une tragédie, en nouant sous les yeux du lecteur les intrigues et les drames qui vont se dérouler sous ses yeux.

Au-delà de son rôle d’ouverture de la saga, ce premier roman mérite d’être lu pour lui-même. Sa puissance naît de la tension dramatique qui oppose les deux forces politiques en présence : d’un côté, des républicains à l’idéalisme courageux mais naïf, incarnés par Silvère et Miette; de l’autre, les Rougon, des bourgeois peureux mais capables de sentir le sens du vent pour se poser opportunément en sauveurs et maîtres de Plassans au moment où les cartes sont rebattues par les bouleversements politiques en cours. La Fortune des Rougon montre, à l’échelle d’une petite ville de province, les mécanismes qui ont permis le coup d’Etat du 2 décembre, et la répression sanglante qui l’a accompagnée. En dressant le portrait touchant des deux amoureux Silvère et Miette et en racontant leur fin sanglante sous les balles des soldats bonapartistes, le roman prend une dimension tragique qui ne manquera pas d’émouvoir ses lecteurs.

Enfin, La Fortune des Rougon est un roman éminemment politique. Les thèmes de l’aliénation de la classe ouvrière ou le rôle corrupteur de l’argent à l’époque du capitalisme triomphant sont déjà présents, même s’il faudra attendre les autres volumes de la série (Germinal et L’Argent en particulier) pour qu’ils occupent une place centrale dans le récit. Mais surtout, ce premier roman est une dénonciation féroce des crimes qui ont marqué la fondation du Second Empire. A l’échelle d’une petite ville comme Plassans, le récit montre comment les manipulations du pouvoir bonapartiste, soutenues par une presse complice et corrompue, ont créé un climat de peur généralisée et préparé les masses à abdiquer leur souveraineté et leur liberté au profit d’un homme providentiel. La Fortune des Rougon constitue donc un avertissement politique : si vous abandonnez votre esprit critique et vous laissez gagner par la peur, vous courrez le risque de perdre vos libertés et de laisser le cynisme et la cupidité s’installer au pouvoir sous les applaudissements ignorants des masses manipulées. Voilà en substance ce que nous dit Zola dans ce roman.

Cet avertissement est-il encore d’actualité aujourd’hui ? Après tout, le Second Empire appartient désormais à l’histoire ancienne; en quoi le lecteur contemporain devrait-il se sentir concerné ? A y regarder de plus près, le message de Zola est plus que jamais d’actualité. Pour s’en convaincre, il suffit de se rappeler les mensonges diffusés sur les réseaux sociaux par les populistes de la campagne Vote Leave lors du référendum sur l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union Européenne en 2016 (“La Turquie est en train de rejoindre l’Union Européenne. Est-ce une bonne idée ?“), ou bien encore de se plonger dans le scandale Cambridge Analytica. De l’autre côté de l’Atlantique, c’est Donald Trump, qui s’est présenté comme un homme providentiel (“Make America great again“) et a entretenu la peur de l’immigré (“Les Mexicains sont des revendeurs de drogue, des criminels et des violeurs“) durant sa campagne présidentielle pour exploiter les inquiétudes des classes populaires américaines déboussolées par la mondialisation. Les manipulations et les mensonges politiques que dénonçait Zola dans ce premier roman n’ont pas disparu : avec l’avènement des nouvelles technologies, ils ont même changé d’échelle. Voilà pourquoi il est important de relire La Fortune des Rougon.

 

Mots clés

La Fortune des Rougon, Roman naturaliste, Rougon-Macquart, Zola