Littérature étrangère

Vikram Seth – Deux vies

Marc Bordier par Marc Bordier /

J’ai achevé hier la lecture de ” Deux vies “, une double biographie par un auteur indien nommé Vikram Seth. Je n’ai pas choisi ce livre moi-même, on me l’a offert cet été à l’occasion de mon anniversaire. Durant quelques mois, j’ai tourné autour avec curiosité, sans oser l’ouvrir. Finalement, je me suis plongé dedans et l’ai dévoré en quelques jours à peine, avec un plaisir renouvelé à chaque page.

L’auteur y raconte l’histoire du couple improbable formé par son grand-oncle paternel Shanti et son épouse Henny. Leur rencontre remonte au début des années trente, à Berlin. Shanti, descendant d’un clan de propriétaires fonciers de Biswan (nord de l’Inde), était venu en Allemagne étudier la médecine dentaire. Il était arrivé là un peu par hasard, poussé par sa famille qui tenait la profession de dentiste en haute estime. Agé alors de vingt-trois ans à peine et maîtrisant encore mal la langue de Goethe, Shanti avait pris pension chez une famille de juifs allemands, les Caro. C’est là qu’il fera connaissance avec Henny. Après avoir partagé quelques années heureuses au sein d’un groupe d’amis très soudé, Shanti et Henny traverseront les épreuves de la montée du nazisme et de la seconde guerre mondiale. Privé d’avenir en tant que dentiste dans une Allemagne de plus en plus hostile aux étrangers, Shanti se réfugiera en Angleterre, où il rejoindra bientôt l’armée britannique pour participer à la guerre au Moyen-Orient et en Italie. Confrontée à un antisémitisme croissant, Henny quittera le pays en 1939, laissant derrière elle sa mère et sa sœur. Shanti et Henny se retrouveront à Londres au lendemain de la guerre : lui, le bras droit arraché à la bataille de Monte Cassino ; elle, mère et sœur disparues dans les camps. Mariés en 1953, ils passeront le restant de leur vie ensemble au 18, Queens road, où ils accueilleront durant quelques années leur petit neveu, Vikram Seth.

Ce qui m’a plu dans ce livre ? L’émotion simple et forte qui saisit le lecteur à chacune de ses pages. Le récit de ces deux vies nous touche car il est celui de deux êtres ordinaires pris dans les tourments et la violence de la pire période du XXème siècle. Cette émotion naît en particulier du contraste entre la période heureuse du début de leur relation, alors qu’ils partaient en excursion avec leurs amis sur les bords du lac Sacrower, près de Berlin, et les horreurs de la déportation, avec le récit de la ségrégation et de l’humiliation infligées à Ella et Lola, la mère et la sœur de Henny, avant leur extermination dans les camps de Theresienstadt et Buchenwald.

A travers la correspondance entre Henny et ses amis allemands restés à Berlin après la guerre, le récit apporte aussi un éclairage intime et pour moi nouveau sur les relations entre les juifs et les allemands, en posant une question simple : comment des amis peuvent-ils se retrouver après ces terribles années, lorsque les uns ont subi les pires atrocités, tandis que les autres, les allemands ” ordinaires “, se sont accommodés de l’idéologie nazie ? La correspondance entre Henny et une de ses amies mariée à un bibliothécaire dont l’adhésion au parti nazi aurait été dictée par le souci de conserver son emploi, est à cet égard très instructive. Henny choisit finalement de leur accorder le bénéfice du doute, mais le malaise persiste, et il ne sera jamais vraiment dissipé.

Enfin, j’ai aimé ce récit parce qu’il met en scène les efforts de l’auteur pour remonter dans le passé des membres de sa famille et faire ainsi véritablement connaissance avec eux. Dans la première partie, il nous rapporte ses conversations avec Henny, et nous saisissons alors quelques allusions fugitives aux événements terribles qu’elle a vécus. Ce n’est qu’après le décès d’Henny, en interrogeant longuement Shanti et en se plongeant patiemment et méthodiquement dans leur correspondance, que Vikram Seth parviendra à reconstituer leur histoire. A l’opposé du narrateur proustien, c’est donc par une démarche volontaire et méthodique qu’il parvient à faire resurgir le passé des membres de sa famille. Il me semble qu’il y a là un exemple à méditer pour chacun de nous.