Littérature étrangère

Jan Neruda – Les Contes de Mala Strana

Marc Bordier par Marc Bordier /


Me voici de retour à mon bureau après une absence prolongée. Aujourd’hui, je vais parler des Contes de Mala Strana, un recueil de récits de l’écrivain Jan Neruda. Curieusement, cette figure majeure de la littérature tchèque reste assez largement méconnue en France et ses œuvres n’ont à ma connaissance pas fait l’objet d’un grand nombre d’éditions ou de traductions. En fait, Jan Neruda est surtout connu chez nous pour avoir prêté son nom de plume au célèbre poète chilien Pablo Neruda. Il est selon moi grand temps de le redécouvrir, en commençant par ce recueil devenu un classique de la littérature tchèque.

Dans Les Contes de Mala Strana, Neruda met en scène avec humour la vie et le caractère des habitants de Mala Strana – littéralement, « le petit côté » – le quartier de Prague dans lequel il a grandi et vécu. Ses tableaux de Mala Strana sont avant tout des études sociales : plus que les lieux, ce sont leurs habitants qui l’intéressent. Et, pour notre plus grande joie, il prend un malin plaisir à les croquer de sa plume brillante et pleine d’autodérision. Leur portrait n’est guère flatteur : les personnages qui peuplent ces contes sont le plus souvent mesquins, âpres au gain, préoccupés uniquement de leurs petits intérêts, prompts à médire les uns des autres, pleins d’une méchanceté toute à leur mesure, à la fois enflée et étriquée. Aucune grandeur d’âme ici, aucun sentiment généreux, aucune élévation, mais une foule de rancunes jetées perpétuellement les unes contres les autres. Ainsi, cette vieille qui, par dépit, ruine toute la bonne réputation du mendiant Vojtisek et met ainsi un terme à cette forme particulière de prospérité qui lui permettait de déjeuner dans les maisons les plus bourgeoises du quartier (Comment on ruine un mendiant). Le plus souvent, cette méchanceté est tout simplement gratuite, comme celle de Madame Rus, cette femme « au cœur tendre » – vous apprécierez l’ironie – qui s’invite régulièrement à des funérailles pour médire du défunt bien qu’elle ne l’aie pas connu de son vivant.

Avec cette série de portraits, le satiriste qu’est Neruda a trouvé une riche matière pour exercer son talent. En quelques lignes à peine, il dresse des portraits savoureux et pleins d’esprit. Ainsi, après avoir décrit la journée d’un conseiller à la cour d’appel, passée à se promener et à boire dans des auberges, le narrateur enfant conclut par « j’étais bien résolu à travailler assidûment pour devenir à mon tour conseiller à la cour d’appel » (Monsieur Rysanek et Monsieur Schlegel). Ou encore : « certaines mendiantes promettaient à des âmes charitables que Dieu leur rendrait au centuple leur aumône, mais celle-ci ne craignait pas d’affirmer que leur obole leur serait des millions et des millions de fois rendue. C’est pourquoi elle était la seule mendiante à qui Madame Herman, la femme du comptable qui ne manquait pas une seule vente aux enchères, faisait la charité » (Comment on ruine un mendiant). Chacun de ces contes regorge de perles que le satiriste a semées avec malice, avec une prédilection marquée pour l’humour noir. La mort est d’ailleurs très présente dans ces contes et les enterrements y ont des allures de noce : « Ce jour-là, un somptueux convoi funèbre traversait Oujezd en direction des remparts. On entterrait Monsieur Schepeler, conseiller à la comptabilité provinciale, ou des états, comme on disait alors. Que Dieu nous protège, mais sur ce cortège aussi semblait se déployer ce sourire de bonheur. […] Malgré une gravité toute conventionnelle, la bonne humeur était indéniable. Il faisait si beau qu’on la sentait dans tous ses membres, cette bonne humeur, que voulez-vous ! » (Le Docteur trouble-fête). Parce qu’ils résument la vie, la mort et les rituels qui la mettent en scène – l’enterrement, la visite au cimetière – constituent pour Neruda le lieu privilégié de la satire sociale. De là vient le goût souvent doux-amer de ces contes, revendiqué par l’auteur dès l’incipit du recueil : « Je veux écrire une histoire triste, mais dont la joyeuse initiale sera pour moi le visage triste de Monsieur Vojtisek » (Comment on ruine un mendiant).

Il arrive cependant que l’ironie douce-amère du satiriste laisse place à une autodérision attendrie, par exemple dans Comment il se fait que l’Autriche n’ait pas été envahie le 20 août 1849 ou La Messe de Saint-Venceslas. La peinture sociale se fait alors plus discrète, elle s’efface devant les souvenirs lyriques et intimes : ce n’est plus le petit peuple de Mala Strana que Neruda met en scène, mais son enfance passée à courir et jouer dans les rues de ce quartier. Le satiriste est sans doute féroce avec ses personnages, mais derrière le mordant de ses traits pointe la nostalgie de son enfance et son amour pour le quartier qui l’a vu naître et grandir. A sa mort, Mala Strana a fait de lui son écrivain fétiche et rebaptisé à son nom à l’ancienne rue Ostruhova. Malgré sa mesquinerie, le petit peuple de Mala Strana a aussi ses grandeurs.