Littérature contemporaine

Lydie Salvayre – Portrait de l’écrivain en animal domestique

Marc Bordier par Marc Bordier /


Le dernier roman de Lydie Salvayre, Portrait de l’Ecrivain en Animal domestique, a été largement acclamé par la presse. Du Nouvel Observateur à L’Express en passant par le Journal du Dimanche, les meilleurs critiques littéraires (Jérôme Garcin, Bernart Pivot…) ont vanté les mérites de cette ” farce anti-capitaliste savoureuse “, ” cocasse et drôlatique “. Alléché par ces articles élogieux, je me suis empressé d’aller l’emprunter à la bibliothèque. Hélas ! ma déception a été à la hauteur de mes attentes…

Le roman raconte la relation entre un homme d’affaires enrichi dans la restauration rapide et la femme écrivain qu’il embauche pour rédiger sa biographie. Lui est richissime, mégalomane, matérialiste, brutal, cynique dominateur et formidablement vulgaire, il vit à New York dans un immense appartement de 32 étages et 146 pièces, avec sa femme Cindy et son chien Dow Jones ; elle est intellectuelle, éprise des choses de l’esprit, érudite, modeste, timide, solitaire, idéaliste, mais aussi veule et vénale : en échange d’une coquette rétribution, elle acceptera de renoncer temporairement à ses principes esthétiques et moraux pour se mettre au service de l’ego démesuré et de l’idéologie libérale de sa majesté Tobold, roi du Hamburger King size.

L’intérêt du récit réside dans le contraste entre ces deux personnages, que la quatrième de couverture résume ainsi : ” Tout oppose a priori, l’écrivain et le businessman. L’un incarne (ou le croit) la soif d’absolu, le goût de l’inutile, l’esprit de révolte. L’autre, la brutalité affairiste, l’accumulation avide et le désir violent de dominer “. Tout le problème est là, dans cet a priori. En effet, la caractérisation des deux principaux protagonistes est consternante par son côté simpliste et caricatural. Elle repose en fait sur un double cliché : celui de l’homme d’affaires mercantile, cupide, arriviste et aux préoccupations exclusivement matérialistes d’une part ; de l’écrivain esthète, idéaliste et impécunieux qui élabore son œuvre artistique en solitaire la nuit dans sa petite chambre sous les toits à la lueur d’une maigre bougie… Ces deux motifs sont connus ; Lydie Salvayre ne fait que les prendre sur l’étagère pour les accorder le plus tranquillement du monde dans le refrain habituel de la prostitution de l’artiste (la seule nouveauté est peut-être dans le caractère presque littéral que prend ici cette métaphore puisque l’écrivain est d’emblée présentée comme l’escort-girl de l’homme d’affaires). Pour couronner le tout, elle ajoute une pincée idéologique bien-pensante qui fleure bon l’antiaméricanisme et la critique classique de ” l’ultralibéralisme “. Car Tobold l’apôtre du libre marché n’a pas construit son empire dans n’importe quel domaine : il a commencé en montant un peep-show en France ; grâce à ses premiers gains, il a ensuite fait fortune dans les hamburgers aux Etats-Unis. Le message est simple : l’enrichissement des grands patrons libéraux est forcément douteux et méprisable puisqu’il tire son origine de l’exploitation mercantile de nos appétits les plus grossiers, sexuels ou autres. CQFD. N’est-ce pas merveilleux ?

A la fin de l’ouvrage (p. 226), Madame Salvayre nous explique que le personnage de Tobold est en fait largement inspiré d’un exemple réel, même si elle reconnaît avoir travesti en partie la réalité : ” Je fis Tobold plus brutal, plus sommaire et beaucoup plus grossier qu’il n’était […]. Mais qu’on ne déduise pas de cette phrase que Tobold fut un personnage inventé de toutes pièces. On se méprendrait. Tobold le roi du hamburger avait croisé ma route le 20 septembre 2005. Et je vécus plus de dix mois dans son intimité. “. En lisant le récit grotesque qu’elle a tiré de cette rencontre, on a peine à croire à ses talents d’observatrice. Peut-être s’est elle simplement laissée emporter par ses bons sentiments ? Soucieuse avant tout de dénoncer les méfaits d’une certaine forme de libéralisme, elle aurait déformé jusqu’à la caricature son modèle d’origine, ôtant par là même toute pertinence à sa démonstration. Tant qu’à faire, pour comprendre le fonctionnement et les méfaits des puissances d’argent, je préfère encore relire les romans de Balzac (La Maison Nucingen sur les mécanismes de la spéculation financière, Illusions perdues sur les rapports entre l’artiste et l’argent) ou, dans un registre plus contemporain, les ouvrages de Stéphane Osmont (Le Capital, satire féroce du capitalisme moderne à travers le portrait fictif d’un grand patron mégalomane) ou Edouard Tétreau (Analyste, au Cœur de la Folie financière, un livre autobiographique très drôle dans lequel un ex-analyste financier raconte son ancien métier).

Ce qui sauve le roman de Lydie Salvayre de la plus complète médiocrité ? Le style. Loin d’être désagréable, il devient même délectable lorsqu’il mêle avec un art consommé les imparfaits du subjonctif avec le langage le plus crû et le plus ordurier, comme dans ce passage où l’écrivain décrit l’associé de Tobold (p.123) : ” Il était […] son rabatteur personnel qui lui assurait régulièrement (en cachette de Cindy) sa livraison de putes, lesquelles étaient expédiées en avion depuis Paris jusqu’à son bureau new-yorkais (aux tarifs fort avantageux de 10 000 $ la pipe) afin qu’il se détendît avant les rounds (par quoi il entendait les réunions de négociation), de telle sorte qu’il n’eût pas à bouger de son fauteuil ni à interrompre son travail (il pouvait même, pendant la prestation, continuer à lire le Financial Times tout en jetant un œil sur le développement splendide de son organe). ”

Vous l’aurez compris, pour être apprécié, ce roman doit être lu avec légèreté : oubliez le message, grossier et sans intérêt, et goûtez simplement le plaisir des mots.