Voyages

Début du voyage

Marc Bordier par Marc Bordier /


Pour commencer ce voyage, nul besoin d’aller bien loin. Il suffit de se rendre sur l’Ile des impressionnistes, au bout de ma rue. Là, au bord de la Seine, est posée une élégante bâtisse longiligne qui accueille le restaurant ” La Maison Fournaise “. Il y a plus d’un siècle, vers les années 1870-1880, cet établissement accueillait la fine fleur de la société parisienne, qui venait ici s’adonner aux joies du canotage. Parmi eux se trouvaient de nombreux peintres, dont Renoir, qui a peint à cet endroit son célèbre ” Déjeuner des canotiers “, mais aussi un écrivain de talent : Maupassant. Il a laissé son empreinte sur le mur du hall d’entrée, sous la forme d’un poème inscrit à l’encre de charbon, agrémenté d’un dessin figurant une tête de chien (photo). J’ignore si le poème figure parmi ses œuvres complètes dans la Pléiade ; aussi, je le livre à mes lecteurs.

 

Sauve-toi de lui s’il aboie ;
Ami, prends garde au chien qui mord
Ami prends garde à l’eau qui noie
Sois prudent, reste sur le bord.
Prends garde au vin d’où sort l’ivresse
On souffre trop le lendemain.
Prends surtout garde à la caresse
Des filles qu’on trouve en chemin.
Pourtant ici tout ce que j’aime
Et que je fais avec ardeur
Le croirais-tu ? C’est cela même
Dont je veux garder ta candeur.

Maupassant, 2 juillet 1885

Ce poème me plaît par son ton ludique, plaisant et gentiment moqueur. Il débute par une série de mises en garde ironiques adressées par le poète à un ami imaginaire que l’on devine frileux et ignorant, prisonnier de ses préjugés bourgeois contre la vie légère qui régnait alors dans les guinguettes. Puis, par un retournement mené avec un bel esprit de provocation, le poète révèle combien il aime goûter ces plaisirs qu’il faisait semblant de dénoncer : le canotage, les baignades, la bonne chère, et bien sûr la compagnie sensuelle des filles. Par là même, il fait de nous ses complices : gagnés à sa cause, nous abandonnons à notre tour notre réserve et le rejoignons dans sa course voluptueuse.

Dans ces quelques vers méconnus, Maupassant a réussi à résumer l’esprit d’un lieu et d’une époque, une forme d’hédonisme insouciant et joyeux où se mêlent les plaisirs de l’eau, du vin et des filles. Lui-même en a longtemps abusé, à tel point que son maître Flaubert lui en a fait le reproche dans une lettre restée célèbre : ” Trop de putains ! trop de canotage ! trop d’exercice ! Oui, Monsieur ! Il faut, entendez-vous, jeune homme, il fauttravailler plus que ça. Tout le reste est vain, à commencer par vos plaisirs et votre santé ; foutez-vous cela dans la boule. “

Sans doute, Flaubert a raison, tout cela est vain. Mais c’est si bon de le faire avec ardeur !