Poésie

La Terre vaine – T.S. Eliot

Marc Bordier par Marc Bordier /

London_Bridge_foule

 Il y a quelques semaines, je décrivais sur ce blog la géographie littéraire londonienne en m’attardant sur le quartier de Marylebone, où vécut autrefois le poète anglo-américain T.S. Eliot. J’ai depuis approfondi mon exploration en lisant son plus célèbre poème, The Waste Land (en français La Terre vaine). Dans ce long monologue en cinq parties publié au lendemain de la première guerre mondiale, le poète raconte la fin du monde occidental, la déliquescence de la culture classique et l’avènement d’un désert intellectuel, esthétique et moral qui marque l’entrée dans la modernité.
   La version intégrale du poème est disponible sur le site poets.org. Je vous en livre ici mon passage favori, situé à la fin de la première partie (The Burial of the Dead). Pourquoi avoir choisi cette strophe en particulier ? Parce qu’elle emprunte ses images à deux de mes poètes préférés et qu’elle dépeint la ville de Londres sous un jour infernal et sombre qui me plaît. En effet, elle débute par une allusion au tableau parisien Les sept vieillards, dans lequel Baudelaire décrit Paris sous les traits d’une ville humide et triste, parcourue de spectres errants (“Fourmillante cité, cité pleine de rêves,/ Où le spectre en plein jour raccroche le passant !”). Chez T.S. Eliot, c’est une foule de zombies hagards qui traversent London Bridge en remontant King William Street en direction de l’église Saint Mary Woolnoth. La vision d’une humanité titubante et tourmentée est tirée de l’Enfer de Dante, et elle évoque aussi bien les millions de morts de la première guerre mondiale que la désolation et le néant moral dans lesquels se traînent les survivants. Au milieu de cette horde de pantins, le narrateur reconnaît un ancien camarade et le hèle avec des sanglots dans la voix. Après lui avoir demandé si les corps qu’il a enterrés ont commencé à germer et à fleurir, il lui recommande de les protéger du froid et des chiens. Témoin de l’absurdité de ses propos, le lecteur comprend que le narrateur a déjà basculé dans la folie et le désespoir. Mais il lui est impossible de se réfugier derrière le rempart de sa propre raison, car il est à son tour interpellé par le narrateur dans le vers qui clôt la strophe par un nouvel emprunt à Baudelaire (“- Hypocrite lecteur, -mon semblable, -mon frère !”). Privé de ses dernières protections, le lecteur sombre lui aussi dans la démence et l’ennui, et il rejoint symboliquement le cortège qui promène son hébétude dans la brume des rues de Londres.
   Fantomatique City,
Sous le brouillard ocre d’une aurore hivernale,
Une foule coulait sur London Bridge, tant et tant,
Je n’aurais pas crû que la mort en eût pourfendu tant.
Des soupirs s’exhalaient, courts et rapides,
Et chacun allait les yeux sur ses chaussures.
Ils remontaient la pente, puis dévalaient King William Street,
Jusqu’à l’endroit où Sainte-Marie Woolnoth mène sa vie carillonnante,
Avec un son sourd sur le dernier coup de neuf heures.
Là, j’aperçus quelqu’un de ma connaissance, et l’arrêtai en criant : «Stetson !
«Toi qui fus avec moi dans la flotte à Mylæ !
«Ce cadavre que tu plantas l’an dernier dans ton jardin,
«A-t-il commencé à germer ? Fleurira-t-il cette année ?
«Ou la soudaine gelée a-t-elle troublé sa couche ?
«O retiens loin d’ici le Chien, qui est ami de l’homme,
«Ou avec ses griffes il le déterrera encore !
«Toi ! hypocrite lecteur ! — mon semblable, — mon frère !»