Littérature étrangère

Le Cimetière de Prague – Umberto Eco

Marc Bordier par Marc Bordier /

J’ai achevé depuis quelques semaines déjà la lecture du Cimetière de Prague d’Umberto Eco, mais c’est aujourd’hui seulement que je trouve le temps d’en faire la critique sur ce blog. J’en garde une impression mitigée. L’ouvrage est assurément impressionnant par son érudition et sa documentation. A travers le récit picaresque de la vie de Simon Simonini, faussaire piémontais de la second moitié du XIXème siècle, Umberto Eco raconte la naissance de l’antisémitisme moderne. Son héros, figure composite inspirée de différents personnages réels, hérite de son grand-père un vieux fond d’antijudaïsme chrétien. Au fil de ses rencontres avec des agents secrets, des révolutionnaires et des théoriciens du complot (jésuite, judéique ou maçonnique), il nourrira sa réflexion et la mettra en forme en rédigeant un faux appelé à connaître un succès planétaire : Les Protocoles des sages de Sion. Véritable évangile de l’antisémisme, ce récit imaginaire met en scène la réunion secrète de puissants rabbins au cimetière de Prague en vue de poser les bases de leur plan de domination du monde par la force, la ruse et l’intimidation. Dans la réalité, ce faux document fut l’oeuvre d’un agent de la police secrète du Tsar, l’Okhrana, afin de détourner la colère du peuple vers les libéraux et conforter ainsi le pouvoir tsariste. Dans le roman, Umberto Eco met bien en scène la rencontre entre Simon Simonini et les agents du tsar, mais il montre surtout avec brio la filiation intellectuelle entre ce faux et les théories antisémites et anti-maçonniques de journalistes et pamphlétaires de la seconde moitié du XIXème siècle, parmi lesquels on peut citer Alphonse Toussenel, Léo Taxil et Edouard Drumont. Pour le lecteur curieux qui s’intéresse à l’histoire des idées politiques, le roman d’Umberto Eco constitue une leçon vivante et passionnante.

Le roman est servi par une narration complexe qui mêle habilement différents points de vue. Le plus fréquent est celui du personnage principal Simon Simonini, qui couche chaque soir le récit de sa vie sur les pages de son journal intime. Il alterne avec celui de l’abbé dalla Piccola, qui n’est autre que le double de Simon Simonini, toute l’astuce consistant ici à faire dialoguer les deux personnalités d’un schizophrène à travers un journal intime. Enfin, de temps en temps intervient un Narrateur externe, dont le rôle est finalement assez limité puisqu’il sert à introduire le récit dans le premier chapitre ou à le relancer lorsque la mémoire des deux protagonistes devient défaillante. J’ai bien aimé cette structure narrative à trois voix, elle constitue indéniablement la plus belle réussite de ce roman.

Malheureusement, malgré cette narration imaginative, le livre souffre de redondances et de longueurs. Dans Le Magazine littéraire, Pierre Assouline qualifie le récit d’Eco de « touffu » et « labyrinthique », ce qui est assez juste. Il aurait pu ajouter « répétitif ». En effet, l’intrigue obéit à un schéma récurrent dans lequel le héros se voit chargé d’une mission secrète par un agent de l’autorité politique. Pour l’exécuter, il infiltre des milieux subversifs (révolutionnaires carbonaristes, journalistes antisémites, sectes satanistes, etc.), laissant parfois derrière son passage quelques cadavres qu’il dissimule dans les égouts sous sa maison. Les premières fois, le lecteur est captivé parle récit de ces opérations secrètes. A la longue, le procédé devient lassant. C’est dommage.

Au final, ce livre n’est probablement pas le meilleur d’Umberto Eco. Ce jugement est peut-être un peu sévère, mais après tout, n’est-ce pas l’auteur lui-même qui demande des lecteurs exigeants ?