Littérature contemporaine

Limonov – “C’est plus compliqué que cela” ?

Marc Bordier par Marc Bordier /

L’aspect sans doute le plus discutable de la personnalité de Limonov tient aux idées et aux causes qu’il a défendues, en particulier son soutien aux nationalistes Serbes durant la guerre de Bosnie et l’idéologie couleur rouge-brun du parti qu’il a fondé, le parti national-bolchévique, dont le drapeau combine le rouge des nazis à la faucille et au marteau des bolchéviques (image ci-dessous). Pour vous en faire une idée, je vous invite à consulter la vidéo tirée du film Serbian Epics montrant Limonov en compagnie de Radovan Karadzic et de miliciens serbes sur les hauteurs de Sarajevo. Vous constaterez d’ailleurs que le compte-rendu que fait Emmanuel Carrère de cette scène dans son livre (pp. 318-319) est assez fidèle.

Les russophones pourront également lire le blog de Limonov (http://limonov-eduard.livejournal.com/) et découvrir le site du parti nazbol (http://www.nazbol.ru/) afin de mieux comprendre ses engagements. Pour les autres, une visite sur le blog de la branche française des nazbols (http://nazbol-france.blogspot.com/) les aidera à se faire une opinion.

Ces éléments sont amplement décrits et commentés par Emmanuel Carrère dans son récit, mais l’auteur se refuse à porter un jugement : “[Limonov] se voit comme un héros, on peut le considérer comme un salaud : je suspends pour ma part mon jugement“, écrit-il. Sur son blog, Pierre Assouline regrette cette neutralité frileuse et estime qu’elle constitue la seule limite du livre de Carrère (cf. http://passouline.blog.lemonde.fr/2011/09/11/limonov-une-vie-de-merde/). Après avoir dénoncé les esprits subtils, ces sophistes capables de laisser commettre les pires exactions au nom d’un relativisme moral résumé par la formule “c’est plus compliqué que cela”, l’auteur céderait lui-même à ce penchant en renonçant à condamner son personnage.

En fait, il me semble justement que “c’est plus compliqué que cela” (et je parle là de l’attitude d’Emmanuel Carrère, pas des engagements de Limonov). Voici pourquoi : en bon intellectuel humaniste, Emmanuel Carrère commence par rejeter violemment les idées et les agissements de Limonov (cf. p.20 : “L’affaire m’avait parue classée, sans appel : Limonov était une affreux fasciste, à la tête d’une milice de skinheads” ou bien plus loin p. 321, à propos d’une scène au cours de laquelle Limonov force apparemment un musulman à boire de l’alcool : “On voit la scène : horrible“). Mais, en examinant de plus près, il prend conscience de la complexité de la réalité qu’il observe, par exemple lorsqu’il apprend que des autorités morales reconnues comme Anna Politkovskaïa, la journaliste russe opposante à Poutine qui finira assassinée dans des conditions mystérieuses, ou Elena Bonner, la veuve du dissident soviétique Andreï Sakharov, voient en Limonov un héros du combat pour la démocratie en Russie. Au contact de son sujet, les certitudes de l’auteur finissent par vaciller pour laisser place à un doute distancié dans lequel il souligne le côté effrayant des idées ou des comportements de son personnage sans pour autant les condamner formellement. Comme Pierre Assouline, le lecteur peut effectivement en éprouver un certain malaise. Mais il peut aussi se dire qu’à défaut d’être courageuse, l’attitude d’Emmanuel Carrère a le mérite de l’honnêteté.