Littérature contemporaine

Laurent Mauvignier – Des hommes

Marc Bordier par Marc Bordier /

J’ai eu du mal à entrer dans le nouveau roman de Laurent Mauvignier. D’emblée, l’univers qu’il met en scène m’a déplu : une salle des fêtes de village minable par un après-midi d’hiver, une réunion de famille à laquelle s’invite un pauvre type, la gêne causée par son apparition, les descriptions crues, les histoires sordides (“T’es allé dépouiller la vieille !“), l’agressivité raciste. Quelle tristesse, quelle platitude, quel ennui ! Dès les premières lignes, le réalisme froid du roman s’installe dans une lumière crue qui ne le quittera pas. Ensuite, la narration, passant par le personnage de Rabut, introduit un point de vue subjectif, imparfait, étroit, et se révèle dès lors incapable d’expliquer l’action ou de lui donner un sens. Enfin, le style dégage une impression de flou et de déstructuration en mélangeant à dessein le récit et les dialogues. Les marqueurs habituels du discours direct (guillemets, tirets, verbes d’énonciation) sont totalement absents, seuls les niveaux de langue permettent – au prix de quelque effort – de reconstituer approximativement le sens des phrases. Cette imprécision est encore renforcée par le recours fréquent aux phrases interrogatives courtes laissées en suspens (p. 86 « Est-ce que vous vous souvenez ? Est-ce qu’on se souvient ? Que quelqu’un ? Est-ce qu’on se souvient de ça ? Quoi, qu’est-ce que tu dis ? Est-ce que quelqu’un ? Qu’est-ce que tu dis ? Rien.“), comme si la pensée des personnages ne parvenait pas à s’exprimer dans le langage, comme si le récit lui-même ne parvenait pas à se structurer, à prendre forme, à s’articuler. La première partie du roman est un long bégaiement qui laisse au lecteur une impression pénible de flou inachevé.

Et puis, après cent vingt pages détestables survient la scène du retour en arrière, quarante ans plus tôt, au moment où le pauvre type du début embarque avec son régiment pour l’Algérie, avec cette magnifique phrase qui vient clore la deuxième partie du roman (p. 128) : “Mais il pourra parler des mouettes, des remorqueurs qui s’agitent autour, comme des mouches avec les chevaux et les vaches en été; et il ne parlera pas de cette crispation, cette panique, soudain, dans les regards, les corps tendus, les gestes plus lents, souffles retenus, quand, plus fort que les voix et les cris des quelques hommes sur les quais et plus fort aussi que ceux des mouettes, ces quelques mouettes qui planent au-dessus de leurs têtes comme les petits avions de guerre qu’il a vus une fois aux actualités, au cinéma, plus fort encore, oui, jusque dans la gorge, dans la tête, impossible de le dire, pensera-t-il, ni à Solange ni à personne, quand sous ces pas quelque chose ressemble à un tremblement, un mouvement, des voix et le vent, et les mouettes, il perçoit un coup plus long et plus fort il lui semble, jusqu’au fond de son être, jusqu’à en avoir les mains moites et pour une fois croiser le regard livide d’un autre appelé qui, comme lui, comme eux, sait que dès cet instant toute sa vie sera perforée de ce coup de sirène qui annonce le départ.” Raconté sur le mode impressionniste par une volée d’images et de sensations qui viennent se bousculer dans l’esprit du lecteur, ce passage marque le véritable début du récit et surtout le retour éclatant d’un passé jusque là refoulé, et dont la parole soudainement libérée nous saute au visage. Le lecteur est alors immédiatement plongé au cœur de la guerre d’Algérie, dans une scène à la violence insupportable. On y voit des soldats français fouiller un village à la recherche de fells (abréviation argotique defellaghas, partisans armés combattant pour l’indépendance de l’Algérie). Le réveil en sursaut, les portes défoncées en hurlant, la colère, les cris affolés des femmes, les pleurs des enfants, les visages résignés des vieillards, les gestes brusques des militaires, cet adolescent abattu sans prévenir d’une balle dans la tête pour avoir refusé de parler, plus loin un pistolet pointé sur la tempe d’un bébé jusqu’à dessiner un point rose dans la chair … Dans cette troisième partie, la plus longue du roman, Laurent Mauvignier restitue avec force l’horreur et le traumatisme d’une guerre inavouée. En nous faisant partager le quotidien d’une troupe d’appelés, cette fois à travers une narration omnisciente, il en montre l’absurdité, l’ennui, les souffrances, la terreur sous le soleil et le ciel bleu. Une fois le récit revenu au présent, les photographies que Rabut retrouve après une nuit d’insomnie viennent restaurer le lien avec ce passé jusqu’alors ignoré. Les passions s’apaisent, la tension retombe. La catharsis se produit, et avec elle, peut-être, le début de la guérison.

Autant prévenir tout de suite les lecteurs : Des hommes est un roman difficile, il nécessite des efforts. Mais si, comme moi, vous parvenez à surmonter votre répulsion initiale, vous en serez amplement récompensés.