Littérature contemporaine

Jérôme Ferrari – Sermon sur la chute de Rome

Marc Bordier par Marc Bordier /

Saint-Augustin_Botticelli
   Tout d’abord, je souhaite une très bonne année 2013 à tous mes lecteurs ! Vous n’êtes pas des millions, mais votre nombre grandit chaque jour, et cela me fait plaisir. Avant d’entamer de nouvelles lectures, je voudrais revenir sur un des livres les plus marquants de 2012, le Sermon sur la chute de Rome de Jérôme Ferrari. Je l’avais écarté de mes choix à l’automne (trop médiatisé) avant de me raviser le jour où on me l’a prêté. Et je n’ai pas été déçu.

   Le roman mêle subtilement trois récits familiaux. Le premier et le principal est celui de Matthieu et Libero, deux étudiants en philosophie qui reviennent dans le village corse de leur enfance pour y reprendre un bar tombé à l’abandon. En s’entourant d’un musicien et d’une cohorte de jeunes serveuses peu farouches, ils vont redonner vie à ce lieu et le transformer en “meilleur des mondes possibles” (selon la formule de Leibniz), sorte de paradis terrestre ou les chasseurs locaux et les touristes de passage communient gaiement dans une ambiance festive et alcoolisée, jusqu’au jour où ce beau rêve s’abîme dans le ferment corrompu des jalousies, des vanités et des rivalités, avant de s’achever brutalement par un drame. En écho à ce rêve brisé répond le récit de la vie de Marcel Antonetti, le grand-père de Matthieu. Né en 1919, il rejoint l’armée française en mars 1940 avec l’espoir de devenir officier, mais l’armistice signé avec l’Allemagne trois mois plus tard met un terme précoce à ses ambitions, et il passe le reste de la guerre à errer entre Marseille, la Corse et l’Algérie. A la Libération, il s’engage dans l’aventure coloniale dans l’espoir de s’élever, mais ses désirs d’héroïsme et de grandeur se noient dans la langueur poisseuse de l’Afrique équatoriale avant de se dissoudre complètement avec la chute de l’empire français. Amer et désoeuvré, il revient dans son village natal en Corse pour y passer le reste de ses jours, l’esprit hanté par le sentiment d’avoir été dupé par la vie. La dernière histoire est celle d’Aurélie, petite-fille de Marcel et sœur de Matthieu, dont les espoirs de vie heureuse seront eux aussi déçus. Partie en Algérie sur les traces de Saint-Augustin faire des fouilles dans les ruines de la ville d’Hippone, elle vivra durant quelques mois un amour heureux avec un algérien docteur en archéologie avant qu’un fossé d’incompréhensions et de différences ne les sépare.
   Ces trois histoires sont bien entendu liées par leurs personnages, qui partagent entre eux des liens familiaux et géographiques. Mais elles illustrent surtout les idées exprimées par Saint-Augustin, le fondateur de la philosophie chrétienne, dont l’ombre plane tout au long du roman. En 410 après Jésus-Christ, à l’annonce du sac de Rome par les Wisigoths d’Alaric, l’évêque d’Hippone avait été interpellé par des fidèles qui accusaient le christianisme d’être à l’origine du déclin de l’empire romain. Dans un sermon resté célèbre, Saint-Augustin leur avait répondu que la chute de Rome n’était qu’une épreuve destinée à leur rappeler le peu de valeur des biens terrestres et périssables : les civilisations humaines naissent, grandissent et meurent, mais seule la cité de Dieu est éternelle et donc digne d’être adorée et glorifiée. C’est bien là ce que montrent les trois récits qui composent la trame du roman de Ferrari. Comme toutes les constructions humaines, l’empire colonial français ou le bar de Matthieu et Libero dans un village corse sont voués à s’écrouler dans leur vanité et leur finitude.
   J’ai bien aimé ce roman philosophique. Dans une narration à la fois sophistiquée et limpide servie par des phrases longues et à la mélodie travaillée, il captive en douceur ses lecteurs du début à la fin, jusqu’à un dénouement tragique et pessimiste que je me garderais bien de vous dévoiler.