Littérature contemporaine

HHhH – Laurent Binet

Marc Bordier par Marc Bordier /

HHhH. Au premier abord, le titre laisse perplexe. Que signifie cet étrange acronyme ? Pour le savoir, il faut se reporter à la quatrième de couverture de l’ouvrage. Himmlers Hirn heißt Heydrich. Le cerveau d’Himmler s’appelle Heydrich. Ces quatre lettres résument l’admiration que les SS témoignaient à Reinhard Heydrich, chef de la Gestapo et des services de renseignement nazis, resté célèbre dans l’histoire pour avoir été à l’origine de la solution finale. Ce roman raconte sa vie : son enfance dans la ville de Halle sous l’influence d’un père musicien, son entrée dans la marine allemande, son mariage, ses débuts chez les SS, ses faits d’armes à la tête des Einsatzgruppen, ces unités SS chargées de « nettoyer » les territoires occupés, son ascension au sein de l’appareil nazi jusqu’à la tête du Reichsprotektorat de Bohême-Moravie , où il gagna le surnom de « Bourreau de Prague » et s’illustra en organisant la conférence de Wannsee (20 janvier 1942), au cours de laquelle les plus hauts dignitaires nazis décidèrent et planifièrent l’extermination des juifs en Europe. Mais HHhH est aussi et surtout le récit de l’attentat qui lui coûta la vie; c’est le roman passionnant du plus haut fait de la résistance tchèque, l’opération « Anthropoïde », orchestrée depuis Londres par le Président tchécoslovaque en exil Edvard Beneš et menée à bien par deux parachutistes au courage extraordinaire, le Tchèque Jan Kubiš et le Slovaque Jozef Gabčik; enfin, c’est l’histoire incroyable du combat qu’ils ont livré jusqu’à la mort dans une église de Prague face à sept cents SS.

Autant vous le dire tout de suite, j’ai adoré ce livre, et je ne dis pas cela seulement par sympathie personnelle pour son auteur. Tout d’abord, le sujet me passionne. Etant à la fois citoyen tchèque, praguois de coeur et petit-fils de résistant français, je suis particulièrement touché par cet événement historique. Mais il n’est nul besoin de revendiquer ces origines pour se pencher sur cette période. Comme en témoigne le récent succès du documentaire d’Isabelle Clarke Apocalypse – la 2ème Guerre mondiale, il existe chez le public un véritable intérêt cette période tragique, et je ne doute pas que les faits relatés dans HHhHtrouveront une oreille attentive chez de nombreux lecteurs.

 

Ensuite, Laurent Binet fait preuve d’un réel talent de romancier. Son travail de documentation impressionnant lui permet de restituer avec fidélité et relief l’ambiance de l’époque à travers quelques épisodes, comme ce match de football entre ukrainiens et nazis, dont les enjeux ont dépassé la simple rencontre sportive pour tourner à l’affrontement symbolique entre opprimé et oppresseur. A ces choix judicieux, il ajoute un traitement narratif souvent original, comme lorsqu’il raconte la nuit des longs couteaux (l’élimination des SA par les SS le 20 avril 1934) sous la forme d’une série de répliques de dialogues téléphoniques brefs échangés depuis le quartier général des SS (pp. 62-63). La brutalité n’est pas seulement dans le contenu des propos (« Allô ! Il est mort ?… Laissez le corps sur place. Officiellement, c’est une suicide. Placez lui votre arme dans la main… Vous avez tiré dans la nuque?… Bon, ça n’a aucune importance. Suicide. »), mais aussi dans leur succession rapide, comme si toutes ces morts accumulées n’avaient aucune importance. En digne héritier de la tradition littéraire française classique, Laurent Binet fait également bon usage de figures stylistiques éprouvées pour susciter et entraîner l’intérêt de son lecteur. Il semble affectionner particulièrement l’anaphore et les effets de rythme et de mise en emphase provoqués par le retour à la ligne. On les retrouve dans les moments clés du roman, comme dans ce passage (p. 16) : « Il y avait les traces encore terriblement fraîches du drame qui s’est achevé dans cette pièce voilà plus de soixante ans […] Il y avait aussi les visages des parachutistes sur des photos […], il y avait le nom d’un traître, […], il y avait Londres, il y avait la France, il y avait des légionnaires, il y avait un gouvernement en exil, […], il y avait une ville entière sous la coupe de celui qu’on surnommait « le bourreau », il y avait des drapeaux à croix gammée et des insignes à tête de mort, il y avait des espions allemands qui travaillaient pour l’Angleterre, […], il y avait la grandeur et la folie, la faiblesse et la trahison, le courage et la peur, l’espoir et le chagrin, il y avait toutes les passions humaines réunies dans quelques mètres carrés, il y avait la guerre et il y avait la mort, il y avait la Bohême, la Moravie, la Slovaquie, il y avait toute l’histoire du monde contenue dans quelques pierres.

Il y avait sept cents SS dehors. »

(à mon grand regret, j’ai été obligé de tronquer la citation car elle serait trop longue, surtout pour un article de blog, mais lisez ce passage et vous constaterez qu’il est un véritable morceau de bravoure). Plus loin dans le récit (pp.343-344), on trouve la scène très réussie de l’attentat, racontée du point de vue d’un Heydrich parvenu au sommet de sa carrière, et dont la rêverie vaniteuse et narcissique au premier plan d’une Mercedes noire lancée à pleine vitesse dans les rues de Prague est brutalement interrompue par l’apparition d’un résistant armé venu le mitrailler : « Votre instinct de policier est-il engourdi par les rêveries qui traversent votre cerveau tandis que file la Mercedes ? Vous ne voyez pas en cet homme qui porte un imperméable sous le bras par cette chaude journée de printemps et qui traverse devant vous l’image de votre présent qui vous rattrape.

Que fait-il, cet imbécile ?

Il s’arrête au milieu de la route.

Pivote d’un quart de tour pour faire face à la voiture.

Croise votre regard.

Fait voler son imperméable.

Découvre une arme automatique.

Pointe l’arme dans votre direction.

Vise.

Et tire. »

Ces passages fortement stylisés sont de loin ceux que je préfère dans le roman car ils donnent à l’épisode historique de l’assassinat d’Heydrich par la résistance tchèque une véritable dimension héroïque et tragique.

 

Enfin, le mérite de ce livre est aussi selon moi à situer sur un plan strictement littéraire : en montrant ouvertement et sans fard les efforts du romancier, ses hésitations, ses partis pris, ses doutes et ses erreurs, HHhH interroge le rapport entre réel et fiction. Comment raconter un fait historique sans artifices ? Comment la fiction littéraire peut-elle approcher au mieux la réalité ? Par bien des aspects, ce roman puzzle s’apparente à une cathédrale qui se construit sous nos yeux. Avec honnêteté et courage, l’architecte Laurent Binet nous emmène derrière la façade et nous promène sur les échafaudages. Il nous montre les difficultés de l’écriture romanesque et partage avec nous ses scrupules, comme lorsqu’il met en scène un dialogue entre le jeune Heydrich et son père (p. 14) pour ensuite descendre en flèche son propre travail en soulignant le caractère surfait et malhonnête de la scène (« Rien n’est plus artificiel, dans un récit historique, que ces dialogues reconstitués à partir de témoignages plus ou moins de première main, sous prétexte d’insuffler de la vie aux pages mortes du passé »). Ces étranges réflexions qui jalonnent le roman lui confèrent une saveur particulière et l’insèrent dans la lignée des oeuvres qui, de Madame Bovary à la préface de la Comédie humaine en passant par les travaux de György Lukàcs ou Henri Mitterand, questionnent le rapport entre réalité et littérature.