Littérature contemporaine

Emmanuel Carrère – Limonov

Marc Bordier par Marc Bordier /


Limonov n’est pas un personnage de fiction. Il existe. Je le connais. Il a été voyou en Ukraine ; idole de l’underground soviétique sous Brejnev ; clochard, puis valet de chambre d’un milliardaire à Manhattan ; écrivain branché à Paris ; soldat perdu dans les guerres de Balkans ; et maintenant, dans l’immense bordel de l’après-communisme en Russie, vieux chef charismatique d’un parti de jeunes desperados. Lui-même se voit comme un héros, on peut le considérer comme un salaud : je suspends pour ma part mon jugement”.
C’est par cet extrait alléchant en quatrième de couverture que le lecteur découvre Limonov, le dernier roman d’Emmanuel Carrère. Ni texte de fiction, ni récit historique à proprement parler, le livre de Carrère est une biographie romancée en neuf actes qui raconte l’histoire étonnante de Limonov, sorte de poète aventurier à l’existence picaresque. Commencée au lendemain de la guerre à Saltov, à la périphérie de Kharkov, la vie de Limonov sera marquée par une succession d’ascensions, de chutes et de ruptures qui le mèneront successivement des milieux artistiques clandestins dans le Moscou dissident des années soixante aux bas-fonds de New York, au Paris littéraire des années quatre-vingt, puis aux guerres troubles de l’ex-Yougoslavie et pour finir aux luttes politiques dans la Russie poutinienne d’aujourd’hui. Le fil conducteur du récit tient à la personnalité exceptionnelle de Limonov : tout à la fois ambitieux, narcissique, brutal, cynique, brillant et rebelle, Limonov est avant tout un aventurier avide de nouvelles expériences, et tant mieux si elles se situent parfois bien au-delà des limites du bon goût et de la morale.
A ce sujet romanesque par excellence, Carrère apporte sa touche de conteur de talent. Son récit est rendu vivant par de multiples anecdotes, des rebondissements bien amenés, des personnages incarnés et hors du commun (je pense bien sûr à Limonov, mais aussi et surtout aux femmes de sa vie) et une crudité de langage qui restitue bien le côté parfois sordide et sensuel de cette existence (les mots bite, chatte, branler, et surtout enculer reviennent très fréquemment dans le récit). Ca et là, les parallèles avec la propre vie du narrateur – intellectuelle, bourgeoise et parisienne – viennent relever le récit d’une pointe d’humour et d’auto-dérision, pour le plus grand plaisir du lecteur.
Mais le plus intéressant dans ce roman est sans doute sa dimension historique : à travers la vie flamboyante de Limonov, Carrère met en scène l’histoire de l’URSS et du monde occidental depuis la second guerre mondiale. Il nous raconte l’univers fermé et figé de l’URSS brejnevienne, le New York scintillant, somptueux et décadent des années soixante-dix, le Paris intellectuel et polémique de la France mitterrandienne, les valses hésitations de la Perestroïka, les bouleversements de la chute du mur et de la fin de l’URSS, la brutalité des guerres en ex-Yougoslavie, les douleurs de la transition vers l’économie de marché et l’autoritarisme de Poutine dans la Russie moderne. Voilà sans doute ce que j’ai le plus apprécié dans le roman de Carrère : sa capacité à restituer de manière vivante l’histoire proche et passionnante des bouleversements intervenus à l’est au cours des trente dernières. J’y ai d’ailleurs retrouvé avec une grande fidélité les atmosphères si particulières qui régnaient en Russie lors de mes séjours successifs en 1989, 1993 et 2004.
Un roman à recommander, donc, en particulier à tous ceux qui s’intéressent à l’histoire contemporaine.