Littérature contemporaine

Aude Dommange – Cro-Tals

Marc Bordier par Marc Bordier /

Ouvriers

Je vais aujourd’hui chroniquer le livre d’une jeune auteur que j’ai rencontrée à une soirée au début du mois de décembre. Publié en décembre 2007 aux éditions Le Manuscrit, Cro-Tals– c’est le titre de l’ouvrage – est difficilement trouvable en librairie, mais il est disponible sur Internet chez Amazon.fr Marketplace (désolé pour cette page d’auto-promotion, je n’ai pas pu résister…).

Au premier abord, le livre n’a rien de bien engageant, au contraire : une couverture quelconque, d’une sobriété monacale, un titre au néologisme bizarre et incompréhensible, une quatrième de couverture obscure… En outre, il s’agit d’un récit de science-fiction, genre avec lequel je n’entretiens guère d’affinités (décidément, encore une marque du snobisme de mes goûts littéraires…). Cependant, une fois passée cette première impression négative, le roman se révèle être une lecture intéressante et entraînante.

L’intrigue se déroule dans notre monde, ou plutôt dans notre monde tel qu’il aurait pu être. Tout part en fait de l’idée originale selon laquelle le genre humain pourrait comporter deux espèces distinctes. En effet, comme nous le rappelle le préambule, à une certaine époque dans l’histoire de l’humanité, les hommes de Néandertal et ceux de Cro-Magnon ont cohabité. Dans la réalité, l’homme de Néandertal s’est progressivement éteint et a laissé la place à celui de Cro-Magnon, dont nous sommes aujourd’hui les descendants. Que se serait-il passé si les deux genres avaient perduré jusqu’à nos jours ? Cette interrogation constitue le point de départ du roman.

Dans Cro-Tals, Aude Dommange met en scène les deux espèces dans la France d’aujourd’hui. L’univers dans lequel elles évoluent ressemble étrangement au nôtre, à une exception près : les Tals, descendants de Néandertal, constituent une sous-espèce asservie aux Cros. A l’âge de douze ans, chaque Tal est séparé de sa mère et hébergé chez une famille Cro, dont il devient le serviteur attitré. Traité au mieux comme un animal, au pire comme un objet, il se voit chargé des tâches ménagères ou manuelles. A travers sa carte Vie-Tale (oui, je sais, le jeu de mots est assez malheureux…), sa famille d’accueil a droit de vie ou de mort sur lui, puisqu’elle décide du niveau d’accès qu’il aura aux services de santé. Les Tals n’ont pas le droit à la culture : leur langue est formellement interdite, il ne peuvent la parler qu’en secret, loin des autorités. Enfin, ils se voient nier jusqu’au droit à l’amour : leur reproduction est organisée, planifiée et encadrée par des autorités compétentes dans le cadre de programmes destinés à satisfaire les besoins de l’économie. En effet, cette main d’œuvre gratuite réservée à l’Europe occidentale constitue un avantage économique jalousement protégé, la source d’une prospérité sans égale enviée par le reste du monde.

Au début du récit, les deux personnages principaux, Arlus et sa sœur jumelle Red, n’échappent pas à leur condition de Tals : séparés depuis leur adolescence, ils sont entrés au service de familles Cros et travaillent l’un comme ouvrier sur un chantier, l’autre comme domestique. Un jour, le meilleur ami d’Arlus est envoyé en programme de reproduction. A son retour, il n’est plus que l’ombre de lui-même. Red, pour sa part, fera l’apprentissage amer de ce que la vie amoureuse peut réserver à une jeune femme Tale : à l’issue d’une liaison clandestine avec le fils de sa famille d’accueil Cro, elle sera contrainte d’avorter misérablement, les unions entre Tals et Cro étant sévèrement punies par la loi. Confrontés à une forme d’injustice qui les frappe au plus profond de leur identité, Arlus et Red feront le choix de la révolte. A la tête d’un groupe de Tals, ils se lanceront à l’assaut du pouvoir Cro dans une entreprise héroïque et désespérée…

Ce livre est un premier roman, et bien entendu, il n’est pas exempt de défauts ni de maladresses, loin s’en faut. Il m’a cependant séduit par son imagination et par la parabole qu’il développe. L’intrigue de Cro-Tals se déroule un univers de science-fiction marqué par une dualité irréfragable, une fracture profonde et violente entre deux humanités concurrentes, et pourtant, il nous est étrangement familier, par sa géographie d’abord – la plupart des scènes se déroulent dans le Paris d’aujourd’hui – , par ses institutions politiques ensuite (la Présidence de la république, le Ministère de l’Intérieur) et surtout par le mode de vie de ceux qui l’habitent, des employés, étudiants ou fonctionnaires parisiens au début du XXIème siècle. A y regarder de plus près, ce miroir nous offre une image à peine déformée du monde dans lequel nous vivons. Il s’agit d’une caricature, sans doute, mais d’une caricature dont le trait est à peine forcé, et c’est là tout le mérite de ce roman : à la manière de Rufin dans Globalia, il nous invite à travers le détour de la fiction à réfléchir aux injustices et aux violences bien réelles dont chacun de nous s’accommode plus ou moins consciemment. Dans Cro-Tals, la prospérité et le confort des Cros ont été bâtis sur l’exploitation de la population Tale. Comment ne pas faire le lien avec le contraste entre le consumérisme confortable de nos sociétés occidentales et la misère de millions de travailleurs pauvres dans le monde ? Cro-Tals se présente certes comme un ouvrage de science-fiction, mais la réalité n’est jamais bien loin.

Par-delà la richesse symbolique de son univers, Cro-Tals est un récit bien construit, et sa lecture n’est à aucun moment ennuyeuse, bien au contraire. L’auteur a bâti son intrigue autour de quelques personnages à la caractérisation simple mais crédible, et elle mène ensuite avec une certaine efficacité son histoire jusqu’au dénouement. Le lecteur se laisse vite emporter par le récit, et il suit volontiers Arlus, Red et leurs compagnons Tals dans leurs aventures.

En somme, un premier roman encourageant qui m’a laissé agréablement surpris.