Littérature contemporaine

La carte et le territoire – Michel Houellebecq

Marc Bordier par Marc Bordier /


Le dernier roman de Houellebecq était très attendu, et il a suscité de nombreux commentaires, élogieux pour la plupart. Ainsi, Bernard-Henri Lévy dans Le Point ne cache pas son admiration pour La carte et le territoire, où selon lui Houellebecq est parvenu « au sommet de son art ». Dans Paris Match, Gilles Martin-Chauffier « tombe à la renverse d’admiration ». A contrario, Eric Naulleau dans Livres Hebdo considère que ce livre relève « de la pure escroquerie littéraire » et dans Le Nouvel Observateur il voit en lui « une parfaite illustration de l’hypocrisie ambiante ». Il est vrai que Bernard Henri-Lévy avait coécrit un livre d’entretiens avec Houellebecq tandis que Naulleau avait publié en 2005 un pamphlet anti-Houellebecq (Au secours Houellebecq revient). Alors, au-delà des effets de promotion et des amitiés ou inimitiés littéraires, qu’en est-il vraiment ? La carte et le territoire est-il un bon roman ? Pour le savoir, une seule solution : s’intéresser au texte lui-même.

Celui-ci se présente sous la forme d’un ouvrage d’un peu plus de quatre cents pages en trois parties avec une introduction et un épilogue. Il raconte la vie d’un artiste contemporain, Jed Martin, depuis son enfance au début des années soixante-dix jusqu’à son décès quelque part dans la première moitié du XXIème siècle. Jed Martin accède à la reconnaissance grâce à ses agrandissements photographiques de cartes Michelin, qui lui valent une liaison avec la directrice des relations presse de l’entreprise éponyme ainsi qu’une certaine aisance financière. Sa carrière prend véritablement son envol au début des années 2010 avec une série de tableaux consacrés aux « métiers », des portraits de personnalités saisis dans l’exercice de leur profession, parmi lesquels Bill Gates, Steve Jobs et même Michel Houellebecq en personne. Ce dernier acceptera d’ailleurs de rédiger un texte d’introduction à l’œuvre de Jed Martin pour les besoins d’une exposition et contribuera ainsi au succès de l’artiste. Désormais riche et célèbre, Jed Martin se retirera progressivement de la vie publique en retournant mener une fin de vie paisible au village de ses grands-parents, dans une France futuriste qui a retrouvé ses racines de terroir et son authenticité.

Avec La carte et le territoire, Houellebecq fait preuve d’un talent d’observation remarquable, et il est effectivement au sommet de son art quand il décrit les manies et les humeurs de notre époque. Son roman s’apparente à un tableau littéraire de la France des années 2010, ce qui explique sans doute son succès auprès de la critique journalistique. En particulier, il décrit avec habileté la manière dont le capitalisme libéral influence nos vies, que ce soit à travers la marchandisation de l’art, la prostitution ou le développement du consumérisme. Sans être particulièrement cupide ni arriviste, Jed Martin pose les premières pierres de sa carrière grâce au mécénat de Michelin (mariage de l’art et de l’argent issue de la grande industrie), puis il exploite habilement le narcissisme égotique du monde capitaliste en le mettant en scène dans sa série des « métiers », et l’exposition à laquelle participent François Pinault, le milliardaire mexicain Slim Helu et des représentants de Steve Jobs et Roman Abramovich marque ainsi l’apogée de sa carrière. Fort de son aisance financière nouvellement acquise, Jed Martin s’adonne volontiers à l’autre grande passion de notre époque, le consumérisme. Ainsi, le roman multiplie les passages dans lesquelles nous le voyons évaluer la qualité ou le prix d’un appareil photo, d’une automobile, d’un voyage en avion, d’un disque dur. Tout artiste qu’il soit, Jed Martin est avant tout comme nous un consommateur précis, avisé et informé : il sait apprécier la technicité, la marque et le rapport qualité-prix d’un produit ou d’un service. Voilà sans doute le principal mérite de ce roman : il saisit avec justesse l’air du temps matérialiste et consumériste dans lequel chacun de nous baigne au quotidien.

L’autre qualité du livre réside selon moi dans le ton employé pour dresser ce tableau. Quoi qu’en dise son auteur, ce roman est plein d’humour. Plus exactement, il est plein d’un humour pince sans rire et volontiers cynique qui livre avec désinvolture quelques vérités féroces sur notre époque. Le résultat est plutôt réussi si on en juge par ce passage (p. 76) consacré à la profession de photographe : « il était en général considéré comme moins noble dans la profession de photographier les seins de Pamela Anderson que les restes éparpillés d’un kamikaze libanais, les objectifs utilisés sont pourtant en général les mêmes et les réquisitions techniques presque similaires – il est difficile d’éviter que la main ne tremble au moment du déclenchement, et les ouvertures maximales ne s’accommodent que d’une luminosité déjà forte, voilà les problèmes qu’on rencontre avec les téléobjectifs de très fort grossissement. » Ou bien encore par ce savoureux portrait du célèbre animateur Julien Lepers (p. 52) : « Par son acharnement, son effarante capacité de travail, cet animateur peu doué, un peu stupide, au visage et aux appétits de bélier, qui envisageait plutôt, à ses débuts, une carrière de chanteur de variétés, et en gardait sans doute une nostalgie secrète, était peu à peu devenu une figure incontournable du paysage médiatique français. Les gens se reconnaissaient en lui, les élèves de premières année de Polytechnique comme les institutrices à la retraite du Pas-de-Calais, les bikers du Limousin comme les restaurateurs du Var, il n’était ni impressionnant ni lointain, il se dégageait de lui une image moyenne, et presque sympathique, de la France des années 2010. » Pas mal, non ? Pour ma part, je n’ai pas boudé mon plaisir en lisant ces quelques passages.

En revanche, si j’apprécie la justesse de ce livre dans son évocation du monde contemporain, je suis beaucoup plus réservé quant à sa dimension visionnaire. En effet, le visage futur de la France qu’il met en scène vers la fin du récit est celui que Jean-Pierre Pernaut nous livre chaque jour dans son journal de treize heures, une France « authentique », fière de ses traditions et de ses régions, revenue à sa vocation agricole et artisanale, une France dans laquelle l’homme délaisse les corruptions de l’argent et de la vanité pour retourner à l’écologie, à l’authenticité, aux vraies valeurs… Que de clichés, et quelle vacuité dans le propos ! Houellebecq pense-t-il-vraiment ce qu’il écrit ? Peut-être s’agit-il du point de vue de son narrateur et non de celui de l’auteur ? Mais non, malheureusement, l’entretien qu’il accorde à Paris Match confirme que cette vision est bien la sienne : « Je rends hommage [à Jean-Pierre Pernaut]. Il a eu l’intuition de quelque chose. Il a senti que la France va revenir à sa vocation initiale, à l’agriculture et au tourisme, à une sorte de conservatoire des paysages et des artisanats anciens. C’est paradoxal, mais le journal de Jean-Pierre Pernaut est un journal d’avenir ».

Finalement, voilà peut-être Bernard-Henri Lévy et Eric Naulleau réconciliés : si l’on peut à juste titre admirer l’art de Houellebecq dans son évocation de la France contemporaine, la vision future qu’il en donne est tellement absurde et remplie de clichés qu’il n’est probablement pas exagéré de parler d’ « escroquerie littéraire ».

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