Littérature anglaise

Tom Wolfe – Moi, Charlotte Simmons

Marc Bordier par Marc Bordier /


Le dernier roman de Tom Wolfe, Moi, Charlotte Simmons, a été fraîchement accueilli par la critique, tant aux Etats-Unis qu’en Europe. En Grande-Bretagne, il a même remporté en 2004 le prix de la pire scène érotique dans une œuvre de fiction (Bad sex in fiction award – voir http://www.literaryreview.co.uk/badsex.html). Qu’en est-il réellement ? Le grand écrivain américain, auteur du Bûcher des vanités et de L’Etoffe des héros, aurait-il commis un mauvais roman ?

Autant le dire tout de suite, j’ai adoré Moi, Charlotte Simmons. Dans ce récit initiatique, Tom Wolfedévoile avec une férocité jubilatoire l’envers du décor des grandes universités américaines. L’héroïne, Charlotte Simmons, est une jeune et brillante élève issue d’un milieu modeste et provincial. Quittant son comté rural dans les Montagnes Bleues de Caroline du Nord, elle intègre la prestigieuse Dupont University, une des meilleures de l’Ivy League, double fictionnelle de Harvard, Duke ou Yale. D’abord très enthousiaste à l’idée de partager la vie studieuse de brillants esprits dans ces lieux consacrés à la quête du savoir et à l’enrichissement intellectuel, la jeune fille déchante très vite lorsqu’elle se retrouve parmi une bande d’étudiants braillards, grossiers et complètement décervelés, dont la seule préoccupation consiste à engloutir des litres de bière en courant les soirées du campus dans l’espoir de mettre dans leur lit une conquête d’un soir, pour ensuite s’en vanter gaillardement devant leurs amis. Car dans l’échelle sociale de Dupont, ceux qui tiennent le haut du pavé ne sont pas les intellectuels besogneux, mais les géants basketteurs incultes de l’équipe universitaire et les fils à papa friqués des fraternités étudiantes. Plongée dans ce milieu cruel, la naïve et studieuse Charlotte opposera longtemps sa vertu intellectuelle et idéaliste à l’appétit de jouissance frénétique qui règne en maître sur les esprits du campus. Mais après une descente aux enfers symbolique au cours de laquelle elle perdra sa virginité et traversera une sévère dépression, elle finira par laisser derrière elle ses anciens scrupules et se rangera aux côtés de ce qu’elle combattait. Dans la scène finale en forme d’apothéose, elle connaîtra une résurrection sociale triomphante en s’affichant à un match de basket en tant que petite amie officielle de Jojo Johanssen, le meilleur joueur de Dupont University.

On l’aura compris à la lecture de ce résumé, le roman de Tom Wolfe doit beaucoup aux Illusions perdues de Balzac, et c’est sans doute pour cela que je l’ai tant apprécié. Charlotte Simmons est une sorte de Lucien de Rubempré moderne dans l’Amérique du XXIème siècle. Jeune provinciale intelligente et ambitieuse, elle monte à la conquête d’un univers prestigieux et idéalisé dont elle découvre rapidement les vices et les corruptions. Comme dans le roman de Balzac, l’intérêt réside ici dans la lutte intérieure dans l’esprit du personnage principal entre son idéal de pureté intellectuelle et les nécessaires compromissions qui jalonnent le chemin de l’ambition et de la réussite. Charlotte Simmons rencontrera son D’Arthez en la personne de Victor Ransome Starling, un brillant professeur ayant reçu un prix Nobel de neurobiologie, et elle envisagera un temps de vivre « la vie de l’esprit » en devenant son assistante de recherche. Mais l’orgueil qui lui sert initialement de rempart face à la bêtise ambiante – « Moi, Charlotte Simmons », est le cri de guerre qu’elle répète intérieurement pour se rappeler combien elle est différente des autres filles du campus – finira par accélérer son dévoiement sur la pente de la paresse et de la coolitude.

A travers l’histoire de Charlotte Simmons, Tom Wolfe décrit longuement le milieu des grandes universités nord-américaines. Là encore, il le fait à la manière d’un romancier réaliste, en nourrissant son récit d’un travail de documentation approfondi. La notice qui accompagne le roman rappelle d’ailleurs qu’il souhaite se faire « le greffier du siècle », formule qui n’est pas sans rappeler celle de Balzac dans l’Avant-propos de la Comédie humaine : « la Société française allait être l’historien, je ne devais être que le secrétaire ». Dans l’ensemble, son tableau me paraît plutôt réussi. Il est difficile à un lecteur étranger de juger de la fidélité ou de l’exactitude de sa description. Les futures élites américaines sont-elles à ce point vautrées dans la bêtise et l’esprit de jouissance ? Je n’ai jamais fréquenté les campus de la côte est des Etats-Unis, mais ma connaissance des grandes écoles françaises m’incite à accorder un certain crédit à l’esprit d’observation de Tom Wolfe. En tout cas, force est de constater qu’il a su donner à sa peinture une certaine consistance et susciter l’intérêt du lecteur.

Pour autant, Moi, Charlotte Simmons n’est pas exempt de défauts. Le style, tout d’abord, brille par son absence. Les amateurs de phrases bien tournées, de rythmes ou de sonorités littéraires sont cordialement invités à passer leur chemin. Tout au plus pourront-ils sourire en lisant les retranscriptions parodiques de chansons de rap, lesquelles se révèlent d’ailleurs encore plus ridicules dans leur traduction française. Dans l’ensemble, l’effort de style est minimal. Mais ne dit-on pas que les romanciers américains, contrairement à leurs homologues français, accordent davantage d’attention à la narration qu’au style ? Il est d’ailleurs vrai que Tom Wolfe s’y prend plutôt bien pour raconter son histoire. Malgré quelques lourdeurs – les pages exposant ses propres théories en matière de neurobiologie étaient-elles vraiment nécessaires ? – son récit est dans l’ensemble bien conduit et parvient à tenir le lecteur en haleine.

Plus gênante selon moi est la caractérisation caricaturale de son personnage principal. Voilà sans doute ce qui explique le jugement sévère de Michèle Gazier dans Télérama : « naïf, très naïf, trop naïf, ce regard porté sur les campus d’aujourd’hui, que Tom Wolfe observe et décrit d’un trait appuyé ». Selon moi, ce n’est pas tant le tableau lui-même qui souffre d’un trait « appuyé », mais plutôt le personnage destiné à lui donner tout son relief. Pourquoi avoir fait de Charlotte Simmons cette espèce de sainte-nitouche mal dégrossie ? Pourquoi l’avoir affublée d’une telle naïveté ? Exagérée à l’extrême, la pruderie de Charlotte perd son intérêt narratif et devient un élément de lourdeur. C’est dommage, le roman n’avait pas besoin de cela.

Quoi qu’il en soit, Moi, Charlotte Simmons reste un très bon roman, et je recommande vivement à ceux qui ne l’ont pas encore lu de s’en procurer un exemplaire pour se plonger dedans.