Littérature anglaise

The Hunger Games – Suzanne Collins

Marc Bordier par Marc Bordier /

  J’ai été captivé par le premier tome de la série The Hunger Games. Paru en 2008, ce roman destiné à un public adolescent est devenu un best-seller mondial, encore amplifié en 2012 par la sortie du film et par une campagne de promotion très efficace sur les réseaux sociaux.  Pourtant, d’un point de vue purement formel, l’ouvrage est assez pauvre. L’écriture et la narration sont typiques de ces romans américains prédestinés à un succès commercial: des phrases courtes, simples et directes, peu de descriptions, une intrigue qui progresse rapidement, scandée par des chapitres courts et systématiquement conclus par des accrocheurs de suspense destinés à tenir le lecteur en haleine (les fameux cliffhangers des séries américaines). Tout cela sent le formatage et l’atelier d’écriture à l’anglo-saxonne.  D’ailleurs, si le livre se résumait à ça, il ne serait probablement qu’un roman commercial de plus parmi les milliers qui sont publiés chaque année.
    Le véritable intérêt de The Hunger Games réside dans la dystopie dérangeante qu’il met en scène: dans une Amérique post-apocalyptique technologiquement avancée mais foncièrement inégalitaire et ravagée par la misère et la faim, un gouvernement totalitaire, le Capitole, organise chaque année des jeux télévisés dans lesquels vingt-quatre adolescents tirés au sort sont mis en compétition dans un combat sans merci dont un seul peut sortir vivant. Le roman, classé dans la catégorie jeunesse, contient de nombreuses scènes de violences entre des enfants, dont des meurtres sanglants commis à l’arme blanche.  Dans le film, leur intensité visuelle (voir par exemple cet extrait disponible sur Youtube) a excité l’intérêt du public et légitimement choqué certains spectateurs, à tel point que des voix se sont élevées pour réclamer une interdiction aux moins de 18 ans. Pourtant, la plupart des ingrédients de The Hunger Games sont déjà présents depuis longtemps dans des œuvres, des théories et des récits devenus des classiques, comme le mythe de Thésée (le sacrifice rituel de la jeunesse orchestré par l’appareil d’Etat), le Léviathan de Hobbes (la guerre de tous contre tous dans une société à l’état de nature), Sa Majesté des mouches de William Golding (la violence et la cruauté des enfants livrés à eux-mêmes dans un environnement naturel hostile et isolé), le darwinisme social de Herbert Spencer (la compétition sociale comme facteur de progrès) ou les jeux du cirque dans l’antiquité romaine (le divertissement des foules par des spectacles violents et sanglants). Au cinéma, on les retrouve également fréquemment dans les films de science-fiction (Rollerball, The running man), d’arts martiaux (Kickboxer) ou d’horreur (Saw). Alors, comment expliquer le succès de TheHunger games, plus particulièrement auprès du jeune public?
     Certains commentateurs l’attribuent à la résonnance particulière du roman de Suzanne Collins avec l’Amérique des années Bush. L’auteur a d’ailleurs expliqué que l’idée de ce récit lui est venue en regardant la télévision, alors qu’elle passait sans transition d’une émission de télé-réalité à un reportage sur la guerre en Irak. Dans une vision critique et libérale au sens américain du terme, c’est-à-dire progressiste, pacifiste et favorable à l’intervention de l’Etat dans l’économie, l’univers de The Hunger Games serait  la métaphore cauchemardesque d’une société qui sacrifie sa jeunesse au profit des intérêts capitalistes en l’envoyant se faire tuer en Irak tout en réduisant ses dépenses en matière d’éducation et de santé. Cette théorie séduisante et politiquement engagée contient sans doute une part de vérité, mais elle n’explique pas la popularité du livre au-delà des frontières américaines. 
    La véritable clé du succès du roman réside en fait dans la découverte de la compétition sociale qui marque  la fin de l’enfance et le début de l’adolescence. Si le roman de Suzanne Collins séduit un public aussi large, c’est qu’il reflète les préoccupations d’une génération qui fait chaque jour l’expérience de cette mise en concurrence, que ce soit dans le domaine sportif, scolaire, social, ou amoureux, et de son corollaire, la violence, sous la forme de l’échec et de l’exclusion du groupe. Cette vision est d’ailleurs effectivement très bien traduite par les émissions de télé-réalité, qui fonctionnent pour la plupart selon le principe de l’élimination: mis en compétition les uns avec les autres, les candidats doivent déployer sous les yeux du public des stratégies ingénieuses pour écarter leurs adversaires et accéder ainsi à la jouissance matérielle ou sexuelle, et ceux qui échouent en chemin connaissent une mort sociale symbolique en quittant le loft.  Plus tard, dans nos sociétés occidentales plus ou moins libérales (cette fois au sens “européen” du terme), cette rivalité se prolonge dans la recherche d’un logement, d’un emploi, d’une place ou d’un(e) partenaire. Au-delà du cas particulier de l’Amérique de Bush, c’est donc bien dans ce sens que The Hunger gamesconstitue une métaphore sombre et pessimiste de nos sociétés modernes.