Littérature anglaise

Un roman d’apprentissage brillant et sophistiqué : 4321, de Paul Auster

Marc Bordier par Marc Bordier /

4321

Je voudrais aujourd’hui vous parler du meilleur roman que j’aie lu cette année : 4321, de l’écrivain américain Paul Auster. Publié en 2017, ce pavé de mille pages raconte l’histoire d’Isaac Ferguson depuis sa naissance dans le New Jersey au lendemain de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à ses débuts en tant qu’écrivain à l’orée des années soixante-dix. L’histoire, ou plutôt les histoires, car – et c’est là l’originalité de ce roman – le récit se scinde très vite en quatre versions qui racontent chacune la vie de son personnage principal comme si elle avait emprunté quatre chemins différents.

 

4321 : quatre versions du même roman…

 

Au départ, il y a le grand-père Isaac Reznikoff : descendant d’une famille juive de Biélorussie, il débarque à New York le 1er janvier 1900. Aux services d’immigration d’Ellis Island qui lui demandent son nom, il avait prévu de répondre “Rockfeller” pour se faire bien voir en tant que nouveau citoyen américain, mais sous le coup de l’émotion, il balbutie en yiddish “Ikh hob fargessen” (“j’ai oublié”), expression que l’officier des douanes transforme en “Ferguson” sur ses documents officiels. Dès l’origine, l’histoire de la famille Ferguson se trouve ainsi placée sous le signe du dédoublement, de la contingence et du hasard.

 

Son petit-fils Archibald (“Archie”) Ferguson naît à Newark en 1947 d’un père propriétaire d’un magasin d’articles électroménagers et d’une mère photographe. Au terme de ce premier chapitre, le roman de Paul Auster se scinde en quatre versions, chacune d’entre elles répondant à sa façon à la question “que se serait-il passé si…?“. Dans la première, l’entrepôt de son père est cambriolé et la famille est contrainte de mener une vie modeste dans une lointaine banlieue du New Jersey. Dans la seconde, l’entrepôt disparaît en fumée dans un incendie criminel organisé par les oncles d’Archie pour toucher la prime d’assurance, mais son père en ressort indemne. Dans la troisième, le père d’Archie meurt dans l’incendie et notre héros se retrouve orphelin. Enfin, dans la quatrième et dernière version de l’histoire, les affaires du père d’Archie prospèrent et le petit magasin donne naissance à une chaîne en pleine expansion.

 

A partir de là, les différentes vies du personnage principal divergent : dans l’une, le jeune Archie développe une relation de complicité avec un père modeste mais aimant, disponible et attentionné ; dans l’autre, il déteste son père dont la réussite matérielle se fait au détriment de la vie de famille ; enfin, dans la version où il se retrouve orphelin, il connaît une adolescence perturbée au cours de laquelle il découvre sa bisexualité. Chacun de ses avatars vivra ses propres aventures faites de rencontres amoureuses, d’amitiés, de ruptures, de voyages et d’expériences.

 

…ou plutôt quatre romans réunis en un seul

 

Malgré leurs divergences, Il existe des points communs entre ces quatre histoires : dans chacune d’elle, Archie explore son goût pour l’écriture journalistique ou littéraire, s’éveille à la sexualité et s’interroge sur sa judéité. Le cadre spatial et temporel est également peu ou prou toujours le même : New York, le New Jersey, Paris, et la Californie dans les années 50 et 60, marquées par l’essor de la classe moyenne américaine et de la société de consommation, l’assassinat du Président John Fitzgerald Kennedy, la lutte pour les droits civiques, la guerre du Vietnam et l’élection de Nixon.

 

La construction narrative de 4321 est à la fois très classique et très originale : en effet, chacune de ces quatre histoires prises séparément suit la trame habituelle d’un roman d’apprentissage, faite de rencontres et d’épreuves qui vont forger la personnalité du héros pendant son enfance et son adolescence. L’originalité tient ici au subtil jeu de miroirs qui s’établit à chaque chapitre entre les quatre versions de l’histoire : les personnages, les lieux et les événements mis en scène sont souvent les mêmes, mais vus à chaque fois sous un angle différent. Ce ne sont donc pas quatre romans indépendants que nous lisons en silo, mais plutôt quatre visages d’une même histoire, celle d’un homme qui cherche son chemin au milieu du bruit et de l’agitation de son époque. A la fin du roman, par la magie de la narration, les quatre récits convergent en un seul et le mystère est dévoilé : comme le narrateur proustien de la Recherche, le héros de 4321 trouve sa voie dans l’écriture de sa vie.

Mots clés

Narration, Paul Auster, Roman