Littérature anglaise

L’Ami commun – Charles Dickens (2/2)

Marc Bordier par Marc Bordier /

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   J’ai mis très longtemps à lire Our Mutual Friend, le roman de Charles Dickens dont je parlais déjà dans mon billet du 17 mars. A ma décharge, c’est un livre complexe et ambitieux. Par sa longueur, d’abord, près de mille pages dans l’édition Oxford World Classics. D’aucuns prétendent que Dickens était payé au nombre de mots, et que cela aurait eu une influence sur son œuvre en l’incitant à écrire de longs romans. En fait, c’est inexact : il a écrit Our Mutual Friend sous la forme de feuilletons mensuels dont la publication s’est étalée de mai 1864 à novembre 1865. L’intérêt de cette forme de publication pour l’auteur était de lisser ses revenus et d’exercer son métier en bénéficiant d’un salaire mensuel. On conçoit aisément l’effet que ce mode  de publication peut avoir sur la longueur d’une œuvre littéraire :  tant que le public suit, le romancier a intérêt à la prolonger en retardant son dénouement par l’ajout de nouveaux chapitres.   
   Le roman est complexe par la multiplicité de ses personnages et de ses intrigues. Plus précisément, il combine quatre histoires autour de thèmes et de personnages communs. La première et la principale est celle de John Harmon, jeune héritier dont le corps sans vie est découvert flottant sur la Tamise par le batelier Gaffer Hexam et sa fille Lizzie. Après avoir vécu quatorze années à l’étranger, John Harmon était rentré à Londres pour toucher l’héritage de son père, un homme d’affaires ayant bâti sa fortune dans le tri et le commerce des tas d’ordures (oui, je sais, cela peut paraître étrange de penser que des ordures puissent être une source d’enrichissement, mais c’était le cas dans l’Angleterre victorienne; pour le comprendre, je vous invite à lire cet article ou à consulter le rapport annuel de Veolia Environnement). Selon les conditions du testament, le jeune John Harmon aurait dû pour cela épouser une jeune fille nommée Bella Wilfer, qui au début du roman est dépeinte comme superficielle, vaine, et surtout obsédée par l’idée de s’élever socialement en épousant un homme riche. La découverte du corps noyé de John Harmon et l’infortune de Bella Wilfer suscitent l’émotion dans les salons  de la haute société londonienne, en premier lieu celui des Veneerings, un couple de nouveaux riches qui entretient une petite coterie aussi sotte que superficielle. Dans la suite du roman, le lecteur apprendra que John Harmon a en fait échappé à une tentative de meurtre; sous le nom de John Rokesmith, il se fait engager comme secrétaire du fidèle lieutenant de feu le vieux Harmon, un dénommé Mr. Boffin, devenu le bénéficiaire de son testament et le protecteur de Bella Wilfer. Sous le couvert de cette fausse identité, le jeune héritier présumé mort apprend à connaître celle qui lui était promise et assiste à la  transformation morale qui fera de la jeune fille mercenaire une âme généreuse et désintéressée.  
   A ce fil conducteur s’ajoutent trois autres récits d’une importance moindre : le premier est celui de la rivalité amoureuse entre le maître d’école Bradley Headstone et l’avocat Eugène Wrayburn  pour la conquête de Lizzie Hexam (Wrayburn est l’ami de Mortimer Lightwood,  l’homme de loi chargé de l’exécution du testament Harmon) ; le second raconte les intrigues des Lammles, un couple de jeunes mariés manipulateurs qui tentent de s’emparer de la fortune de  Bella Wilfer par l’intermédiaire du prêteur d’argent Fledgeby; enfin, le troisième et dernier est celui du complot mené par Silas Wegg pour déposséder Mr. Boffin de l’héritage Harmon.  Dans le roman, la narration fait alterner les chapitres consacrés à ces intrigues d’une manière habile et fluide, le plus souvent selon un schéma d’imbrication de type ABA BAB. Cette construction facilite la progression dans le livre, mais à la fin le lecteur s’interroge malgré tout sur l’intérêt de multiplier les récits secondaires. 
   Enfin, pour ceux dont l’anglais n’est pas la langue maternelle, la lecture du texte original peut présenter quelques difficultés, ne serait-ce que par l’ampleur des phrases et la richesse du vocabulaire de Dickens. Ces dernières années, j’ai lu sans problème en anglais pas mal d’oeuvres  destinées à un large public contemporain (Ken Follett, Frank Mc Court, etc.). En me replongeant dans un classique de la littérature anglaise, j’ai éprouvé un peu plus de difficulté. Heureusement, j’avais à porté de main un bon dictionnaire.  
   Malgré tout, en refermant le livre, je me suis dit qu’il mérite de figurer au panthéon de mes ouvrages préférés, en premier lieu parce qu’il aborde bon nombre de mes thèmes favoris en littérature. Le premier d’entre eux est celui de l’argent et de son influence corruptrice. A l’instar de Balzac, Charles Dickens est un fin observateur des mœurs de son époque (l’Angleterre victorienne, marquée par  la première révolution industrielle et l’âge d’or du capitalisme), et il s’en inspire pour nourrir ses romans. Cela donne lieu à une féroce satire sociale, particulièrement présente dans les chapitres consacrés au salon des nouveaux riches Veneerings : “Mr and Mrs Veneering were bran-new people in a bran-new house in a bran-new quarter of London. Everything about the Veneerings was spick and span new. All their furniture was new, all their friends were new, all their friends were new, all their servants were new, their plate was new, their carriage was new, their harness was new, their horses were new, their pictures were new, they themselves were new, they were as newly married as was lawfully compatible with their having a bran-new baby, and if they had set up a great-grandfather, he would have come home in matting from the Pantechnicon, without a scratch upon him, French polished to the crown of his head.”(Livre Premier, Chapitre II). Cette dimension satirique se retrouve dans le cynisme spirituel des dialogues entre Eugene Wrayburn et Mortimer Lightwood, dont la répartie, la vivacité et la spiritualité ne sont pas sans rappeler celles de Bixiou et de ses convives au dîner de La Maison Nucingen (Balzac).
   L’autre thème majeur du récit est celui de l’identité, aussi bien psychologique que sociale, et des transformations qu’elle subit à travers le jeu des masques et des réincarnations. Dans Our Mutual Friend, les principaux personnages ne sont pas figés; ils évoluent au gré de la poursuite de leurs ambitions  et de leurs rêves. Dans ce bal masqué, les gagnants sont ceux qui parviennent à maîtriser leurs transformations pour atteindre leurs objectifs. C’est le cas, bien sûr, de John Harmon : après son meurtre présumé, il réapparaît sous une première fausse identité (Julius Handford) au moment de l’examen de son propre “cadavre” dans le quartier général de la police, puis disparaît à nouveau, avant de revenir sous une nouvelle identité, celle de John Rokesmith. Mr. Boffin, dont il devient le secrétaire, est également auteur de sa propre métamorphose, de manière temporaire et théâtrale, lorsqu’il endosse l’habit du riche avare qui maltraite son secrétaire pour provoquer une réaction chez Bella Wilfer. Cette métamorphose superficielle, tactique et active en produira une autre, celle-là beaucoup plus profonde, durable et morale chez Bella Wilfer : jeune fille égoïste et chasseuse de beaux partis au début du roman, elle devient une femme généreuse et désintéressée et finit par épouser John Harmon (alias John Rokesmith) par amour sans savoir qu’il est l’héritier d’une immense fortune (on notera au passage que cette transformation est la moins plausible du récit; c’est d’ailleurs une des faiblesses de l’intrigue déjà révélée par la critique de l’époque). Enfin, à leur manière, Eugène Wrayburn et Lizzie Hexam subissent eux aussi des métamorphoses. Victime d’une tentative d’assassinat sous les coups de son rival Bradley Bradstone, Eugene tombe dans la Tamise. Il est sauvé in extremis par Lizzie et revient à la vie après des semaines passées entre la vie et la mort. Cette épreuve les métamorphose tous les deux et rend possible une union que les conventions sociales empêchaient.
    A l’inverse, les personnages inaptes au jeu des apparences ou incapables de maîtriser leur transformation connaissent la mort ou la déchéance. C’est le cas des Lammles, le couple machiavélique qui tente de s’enrichir en manipulant les filles de bonne famille. Après avoir longtemps paradé dans les salons sous l’apparence de jeunes mariés fortunés, ils sont démasqués et la révélation de leur banqueroute les contraint à prendre la route de l’exil. Dans un registre plus physique et animal, le maître d’école Bradley Headstone est semblable  à un loup-garou : incapable de contrôler le monstre de colère et de rage qui sommeille en lui, il finit par laisser sa violence éclater en tentant d’assassiner Eugene Wrayburn.  N’ayant pas réussi non plus à dissimuler son crime et son déguisement (le bandit Rogue Riderhood le surprend en train de jeter  à l’eau les vêtements qu’il portait au moment de son forfait et tente de le faire chanter), Bradley Headstone finit noyé dans la Tamise. Enfin, l’escroquerie de Silas Wegg est dévoilée et dénoncée par le taxidermiste Mr. Venus (vous noterez au passage le caractère symbolique de la profession – un peu à la manière des médecins chez Balzac, le taxidermiste est ici doté d’une certaine clairvoyance de par la nature même de sa profession). D’une certaine façon, dans Our Mutual Friend, l’usage du masque est récompensé  lorsqu’il vise des buts légitimes ou moralement supérieurs, et condamné lorsqu’il poursuit l’enrichissement frauduleux ou la violence.
     Ce jeu de masques a pour théâtre un décor magique et mystérieux, qui constitue pour moi le principal intérêt du roman:  la ville de Londres. Certes, mon point de vue n’est pas très objectif puisque je m’apprête à y emménager. Au-delà de ma subjectivité manifeste (et assumée), voici ce qu’écrit  à ce sujet Murray Baumgarten, professeur à l’université de Santa Cruz :  “The narrative of Dickens’s novels takes us on a tour through this city of contradictions, their intricate plots the engines driving us on this journey. His prose moves us rapidly between London scenes at once pastoral and intensely urban . . . In bringing these contradictions together, Dickens’s prose is magical in its realism . . . The city is chaotic; the city is ordered; personal vision is juxtaposed against the panoramic . . . And Dickens’s prose, like his city, like his own life, is always dynamic, always moving us through change.”.
   On notera que la Londres dépeinte dans Our Mutual Friend  est une ville sombre et surtout très humide. La Tamise y occupe un rôle central : pleine des cadavres des noyés, elle constitue l’envers du décor fastueux des salons bourgeois et aristocratiques. Mais si elle charrie la mort dans son cours, elle est également un passage menant à la résurrection et à la félicité, comme en témoignent les transformations symboliques de John Harmon et Eugene Wrayborn. Désormais marqué par la lecture du roman de Dickens, je ne peux m’empêcher, en la traversant chaque jour alors que je me rends à mon bureau à proximité de Windsor, d’y jeter un regard, en m’attendant à découvrir un corps flottant à la surface de ses eaux brunes…