Essais

Pourquoi la Russie de Poutine fascine une partie de la droite française

Marc Bordier par Marc Bordier /

La Russie de Poutine

Avant l’annonce des résultats des élections présidentielles en Russie, j’ai acheté le livre d’Ivan Blot, La Russie de Poutine. En tant que russophone et fils de professeur de russe, j’ai toujours aimé ce pays immense à l’histoire si mouvementée, mais j’avoue avoir du mal à comprendre son évolution, surtout ces dernières années. Comment raconter la Russie d’aujourd’hui ? Quel sens donner à la politique de Vladimir Poutine, ce dirigeant tant décrié dans les médias occidentaux, et que les électeurs russes continuent pourtant de plébisciter, jusqu’à le reconduire à la présidence pour six années ? Le livre d’Ivan Blot nous éclaire sur ces questions, et j’y ai trouvé des réponses à mes interrogations. D’une manière plus inattendue, il m’a aussi aidé à comprendre la fascination que la Russie de Poutine exerce sur une partie de la droite française et les dangers que cette admiration contient en germe.

La Russie de Poutine, un essai politique et philosophique sur la Russie d’aujourd’hui

La Russie de Poutine est un livre curieux, et il est difficile de la rattacher à un genre particulier. Certes, on peut le classer dans la catégorie “essais”, pour faire simple. Mais cette dénomination est trop générique, car ce livre est à la fois un essai politique, un manuel de philosophie, un traité de géopolitique et même un ouvrage de propagande au service de la Russie de Poutine. La thèse centrale défendue par son auteur est celle d’une opposition croissante entre un Occident dévoyé et une Russie restée fidèle à ses traditions et à ses racines chrétiennes. S’appuyant sur la théorie aristotélicienne de la causalité, l’auteur prend comme point de départ et “cause formelle” (c’est-à-dire ce qui définit le pays) l’histoire de la Russie, faite de siècles de résistance contre des invasions provenant aussi bien de l’est (les Huns) que de l’ouest (Napoléon, Hitler). Cette histoire millénaire a selon lui forgé le caractère du peuple russe et développé chez lui le sens du devoir, l’amour de la patrie, et un esprit de sacrifice entièrement à l’opposé de l’utilitarisme marchand et consumériste qui a fait sombrer l’Occident dans cet “oubli de l’être” que Heidegger nomme le Gestell. Poursuivant son analyse aristotélicienne, l’auteur aborde ensuite la “cause efficiente”, c’est-à-dire les hommes et leur culture. Il vante ainsi les mérites d’un peuple qui a su préserver sa langue et sa culture en renouant avec la tradition spirituelle chrétienne héritée de l’Empire byzantin, et en donnant à la religion une place centrale dans la vie publique, alors que les pays occidentaux comme la France, l’Allemagne ou les Etats-Unis ont abdiqué leur identité pour se laisser envahir par les techniques de communication, les caprices de l’ego, le culte de l’argent, et l’idolâtrie des masses conformistes. La “cause matérielle” est celle de la géographie, un territoire immense aux ressources presque infinies, qui a donné à la Russie la force de résister aux invasions et constitue la source de sa puissance géopolitique. Enfin, la “cause finale” est sa dimension spirituelle : investie d’une mission héritée de l’Empire byzantin, la Russie a vocation à défendre les valeurs chrétiennes là où elles sont le plus menacées, en Occident par l’hédonisme soixante-huitard, en Orient par l’islamisme radical. Pour illustrer cette thèse, l’auteur cite le discours de Poutine au forum de Valdaï en 2013, qui est en effet on ne peut plus clair : “beaucoup de pays euro-atlantiques sont en train de rejeter leurs racines, dont les valeurs chrétiennes qui constituent la base de la civilisation occidentale. Ils sont en train de renier les principes moraux et leur identité traditionnelle : nationale, culturelle, religieuse et même sexuelle. Ils mettent en place des politiques qui mettent à égalité des familles nombreuses avec des familles homoparentales, la foi en Dieu est égale à la foi en Satan. Cet excès de politiquement correct a conduit à ce que des personnes parlent sérieusement d’enregistrer des partis dont l’objectif est de promouvoir la pédophilie.”

Une description intéressante de la Russie contemporaine

Le livre d’Ivan Blot ne manque pas de mérites. Erudit et didactique à la fois, il décrit assez bien la Russie d’aujourd’hui : de manière assez classique, il explique sa puissance par l’immensité de son territoire (ce que soulignait déjà Tocqueville il y a deux cents ans), et par son esprit de résistance, illustré de manière éclatante par le sacrifice des soldats de l’armée rouge lors du siège de Stalingrad. Si ma mémoire est bonne, tous ces facteurs figuraient déjà dans les chapitres consacrés à l’histoire soviétique dans les manuels que j’étudiais au lycée il y a une vingtaine d’années. La nouveauté ici est que l’auteur nous en livre une version actualisée qui montre notamment l’influence croissante de la religion dans la vie politique russe. En effet, la Russie d’aujourd’hui est certes un état laïc, mais comme le montrent le discours de Valdaï de Poutine (2013) ou les déclarations du patriarche Cyrille Ier (chapitre VIII dans le livre d’Ivan Blot), la religion orthodoxe joue un rôle de premier plan dans la vie intellectuelle et politique du pays. C’est là incontestablement une tendance nouvelle qui n’existait pas à l’époque de l’URSS.

Le livre d’Ivan Blot insiste également sur la place prépondérante de l’armée dans le gouvernement de la Russie d’aujourd’hui. Certes, ce n’est pas une découverte : à l’époque soviétique, le complexe militaro-industriel orientait très largement les choix politiques du pays et influençait sa politique étrangère, mais il est toujours intéressant de constater que cette influence a perduré après la fin de l’Union soviétique. Cette permanence et l’obsession du maintien du rang de la Russie sur la scène internationale aident à comprendre les décisions les plus controversées de la diplomatie russe, comme l’annexion de la Crimée ou le soutien au régime de Bachir El Assad en Syrie.

Pourquoi la Russie de Poutine fascine la droite conservatrice française

Au-delà de la description explicative de la Russie contemporaine, l’intérêt principal du livre d’Ivan Blot est qu’il nous aide à comprendre la fascination d’une partie de la droite pour le régime de Poutine. Cette tendance a été mise en lumière lors de la campagne présidentielle française, alors que l’on découvrait la sympathie pour la Russie du candidat François Fillon soutenu par la droite catholique traditionnelle hostile au mariage homosexuel (celle de Sens Commun et de la Manif pour tous). Elle a été encore soulignée par la visite à Moscou de la candidate Marine Le Pen : bien plus qu’une opération de communication destinée à renforcer sa stature présidentielle, la rencontre entre la candidate frontiste et Vladimir Poutine révélait ‘une véritable proximité idéologique entre la droite patriotique française et le pouvoir en place en Russie aujourd’hui. En effet, la droite conservatrice et l’extrême-droite françaises voient en la Russie un pays qui a réussi à placer la religion, l’armée, la préservation des frontières, la défense de la famille et des traditions chrétiennes au centre de sa politique gouvernementale, à un moment où les démocraties occidentales légalisent le mariage homosexuel et donnent l’impression d’ouvrir leurs territoires aux mouvements migratoires et économiques incontrôlés de la mondialisation et de la construction européenne. Ce n’est donc pas un hasard si Ivan Blot a recruté Philippe de Villiers pour être le préfacier de son ouvrage : il existe une affinité idéologique profonde entre la Russie de Poutine et la droite conservatrice et catholique française, et son livre La Russie de Poutine en porte les traces à chaque page.

Les dangers de la fascination pour la Russie de Poutine

Malheureusement, le parti pris politique affirmé de l’essai d’Ivan Blot est aussi ce qui fait ses limites. Il n’y a rien de mal à écrire un essai “de droite” destiné à défendre les valeurs traditionnelles de la famille et de la religion. Dans un pays démocratique comme la France, les idées de la droite conservatrice ont toute leur place dans le débat public, et il est important que des voix d’intellectuels s’élèvent pour les défendre. Le problème, c’est qu’Ivan Blot va bien au-delà, en soutenant des idées très contestables et même contraires aux principes républicains. En effet, sous le couvert de la philosophie heideggerienne, sa dénonciation de l’esprit utilitariste et consumériste qui règne selon lui en Occident depuis les années soixante rappelle furieusement le discours du Maréchal Pétain du 20 juin 1940 : “l’esprit de jouissance l’a emporté sur l’esprit de sacrifice”. Son apologie vigoureuse de la politique nataliste et du patriotisme de la Russie de Poutine rappelle également la devise du régime vichyste (“Travail, Famille, Patrie”), très éloignée du triptyque républicain Liberté, Egalité, Fraternité.

Dans la même veine, pour le lecteur français attaché à la laïcité républicaine, le chapitre consacré à la place de la religion dans la Russie de Poutine fait froid dans le dos. Citant le patriarche orthodoxe Cyrille Ier, pour qui, même dans un Etat laïc, la religion a vocation à collaborer étroitement avec le gouvernement dans des domaines tels que “l’éducation et la formation spirituelle, culturelle, éthique et citoyenne, le dialogue avec l’Etat sur les lois, le travail dans les médias, la culture et l’art, la science, la santé etc.”, Ivan Blot érige le modèle russe en exemple, et il voit dans le renouveau religieux le chemin qui a mené au “redressement moral, familial et patriotique de la Russie nouvelle”. Pourtant, sous le déguisement d’une collaboration positive entre l’Eglise et l’Etat, il ne s’agit ni plus ni moins que d’une remise en cause du concept même de la laïcité, avec une religion devenue officielle qui s’immisce dans les affaires publiques pour influencer la politique du gouvernement dans tous les domaines.

Enfin, tout à leur exercice d’admiration béate de la Russie de Poutine, Ivan Blot et son préfacier Philippe de Villiers vont jusqu’à la considérer comme un modèle de démocratie, dans laquelle les électeurs se déplacent en masse pour élire un président populaire, et les grandes questions sont soumises à un référendum. On retrouve là l’idée de la supériorité de la démocratie directe, bien plus respectueuse du choix des peuples que la démocratie parlementaire, par nature soumise aux combines d’élites technocratiques ou corrompues. C’est un refrain que l’on a largement entendu en Grande-Bretagne dans le débat sur le Brexit, et en France lors de la campagne présidentielle dans le discours de certains candidats. Pourquoi pas ? Après tout, le concept de démocratie directe par référendum peut se défendre, et la Suisse semble l’appliquer avec succès, même si les dernières révélations sur la manipulation de l’opinion publique par des apprenti-sorciers dans le référendum sur le Brexit montrent aussi les dangers d’un tel modèle. Malheureusement, en choisissant d’ériger la Russie de Poutine en exemple de démocratie respectueuse du droit international, Ivan Blot et son préfacier Philippe de Villiers franchissent une ligne rouge qui leur fait perdre toute crédibilité. Dans son histoire, la Russie est passée directement de l’autocratie des Tsars à la dictature du prolétariat, et son apprentissage de la démocratie est récent et encore hésitant. Est-il besoin de rappeler qu’après le chaos des années quatre-vingt-dix, elle n’a pas connu d’alternance politique puisque Poutine y règne en maître depuis dix-huit ans ? Et que dire du sort des opposants politiques comme Alexeï Navalny, ou de la journaliste et militante des droits de l’homme Anna Politkovskaïa, assassinée en 2006 après avoir publié une série d’articles hostiles à la politique de Poutine ? Que dire, enfin, du soutien accordé par la Russie à des despotes comme Bachir El Assad en Syrie ou Ramzan Kadyrov en Tchétchénie ? Ou de l’annexion de la Crimée qui, malgré le référendum du 16 mars 2014, constitue une violation flagrante du droit international ? Bien davantage que la défense des valeurs de la droite traditionnelle, ces impasses constituent la faiblesse principale de l’ouvrage d’Ivan Blot.

En conclusion, je vous recommande malgré tout de lire ce livre, car il apporte un éclairage intéressant sur la Russie contemporaine; mais en parcourant ses chapitres, n’oubliez pas d’exercer votre esprit critique.