Essais

Plaidoyer pour la souveraineté culturelle européenne

Marc Bordier par Marc Bordier /

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Durant la campagne pour les élections européennes, je me suis intéressé à un sujet rarement abordé dans les programmes des listes candidates : la souveraineté culturelle européenne. Passé relativement inaperçu, ce thème constitue pourtant un enjeu fondamental dans la construction de l’identité européenne. C’est ce que démontre Jean-Noël Tronc, Président de la SACEM, dans son court essai intitulé Et si on recommençait par la culture ?.

La thèse défendue par l’auteur est simple : de manière pragmatique, l’Europe a fait le choix de se construire par des réalisations concrètes dans le domaine économique, mais cette approche se révèle impuissante à créer une identité européenne. En effet, si des réalisations comme le marché commun ou la monnaie unique constituent des avancées majeures, elles ne peuvent créer chez les citoyens le sentiment de partager un destin, des valeurs et une ambition, en un mot une culture européenne. Malheureusement, dans son histoire, l’Europe s’est construite sans la culture, voire même contre la culture, tant il est vrai qu’elle a souvent fait le choix de sacrifier ses industries culturelles au nom du principe de la libre concurrence et de la défense du consommateur, laissant de grandes sociétés américaines piller allègrement son patrimoine intellectuel et culturel. Pourtant, les industries culturelles représentent un poids économique important, tant en termes d’emplois que de création de valeur économique; et surtout, elle sont les seules à pouvoir faire émerger un sentiment de citoyenneté européenne.

Pour remédier à cette situation, Jean-Noël Tronc propose une politique proactive de défense du droit d’auteur à l’échelle européenne. S’érigeant contre l’idéologie libertarienne qui anime les grands groupes américains du numérique comme Google ou Netflix, il appelle de ses vœux une politique ambitieuse destinée à restituer à l’Europe sa souveraineté numérique. Pour cela, il émet un certain nombre de propositions, comme par exemple une lutte active contre les abus de position dominante des géants de l’Internet, un soutien économique actif aux industries culturelles, un nouveau traité pour le droit d’auteur, une régulation des plateformes pour préserver la diversité culturelle, avec notamment l’extension à la musique du quota de 30% d’œuvres européennes déjà appliquées aux services de vidéo à la demande, des classes de découverte européenne, un pass culturel européen ou le renforcement budgétaire de l’audiovisuel extérieur européen, pour ne citer que les principales mesures proposées.

J’ai trouvé ce livre intéressant et original, à une époque où les enjeux culturels sont encore le plus souvent abordés à travers un prisme national alors qu’ils se situent de plus en plus souvent à l’échelle européenne. Je partage aussi la volonté de l’auteur de défendre la culture et le droit d’auteur par une politique ambitieuse et forte. Toutefois, en lisant la dernière partie de cet essai, je n’ai pu que constater les limites de son approche essentiellement politique et  volontariste. En effet, la meilleure volonté politique du monde en matière culturelle devra inévitablement se confronter à la réalité du comportement des consommateurs, qui restent les juges de paix dans ce domaine. Et c’est là que le bât blesse : pour séduire les consommateurs, il est important de leur proposer une offre de contenus riche et attractive, avec un accès facile et une tarification simple et sans surprises. Pour cela, malgré tous ses défauts, l’approche idéologique consumériste et libertarienne de la Silicon Valley, tant décriée par Jean-Noël Tronc dans son essai, est souvent bien supérieure à celle des acteurs européens. Il suffit pour s’en rendre compte de comparer les offres d’abonnement compliquées et chères d’un Canal+ (engagement, augmentation du prix la deuxième année, astérisques et mentions légales de bas de page, etc.) avec la simplicité de l’abonnement mensuel tout compris à 10 € par mois d’un Netflix. Tout est dit.

Pour construire sa souveraineté numérique et culturelle, l’Europe doit certes défendre le droit d’auteur, comme elle l’a fait en adoptant une directive majeure sur ce sujet en 2019, et pourquoi pas étendre les quotas d’œuvres européennes. Mais ces mesures protectrices resteront bien insuffisantes. Pour retrouver son indépendance et sa voix face aux géants technologiques américains (et peut-être bientôt chinois), l’Union Européenne doit aussi favoriser l’émergence d’acteurs culturels qui sauront séduire un grand nombre de  consommateurs avec une offre simple et attractive. L’exemple de Spotify, une société suédoise qui a révolutionné le marché de la musique avec son offre de streaming et fait bien plus pour lutter contre le téléchargement illégal de contenus musicaux que toutes les instances HADOPI, montre bien que l’innovation en matière culturelle n’est pas l’apanage des Américains. La question, dès lors, est de savoir comment créer les conditions d’apparition des futurs Netflix et Google européens. Cela suppose de créer un écosystème économique favorable à l’innovation en matière culturelle. Un exercice subtil et délicat, pourtant indispensable à l’émergence d’une véritable souveraineté culturelle européenne.

Mots clés

Essai, Industries culturelles, Souveraineté européenne