Essais

Frédéric Martel – Mainstream

Marc Bordier par Marc Bordier /

Frederic_Martel_Mainstream

J’ai lu avec beaucoup d’intérêt l’essai de Frédéric Martel sur la mondialisation des industries de contenu et la géopolitique de la culture et des médias à travers le monde. Mainstream – tel est son titre – est un ouvrage passionnant qui promène son lecteur aux quatre coins du globe au coeur des multinationales de l’entertainment mainstream, ces entreprises qui produisent et diffusent massivement des divertissements destinés à un très large public. Dans sa première partie, l’enquête commence au coeur du système, dans les studios de cinéma hollywoodiens; elle s’étend ensuite à l’Asie de la J-pop japonaise et des TV dramas coréens en passant par les films «songs and dances » bollywoodiens; après un détour par l’Amérique latine des telenovelas brésiliennes et des chanteurs latinos de Miami, elle rejoint les groupes médias arabes et leurs studios de production libanais ou égyptiens avant de s’achever dans la vieille Europe anti-mainstream. A chaque étape, l’auteur nous emmène dans ses entretiens avec les P-DG et les Directeurs des principales multinationales de l’entertainment, de Sony à la MPAA en passant par Disney, News Corp, Viacom, Star, Random House, Al Jazeera, Rotana, Bertelsmann, etc. (la liste est longue – plus de 1200 interviews au total !). Il démonte sous nos yeux les ressorts de ces industries, le jeu des acteurs, les logiques des groupes, et analyse les enjeux commerciaux et idéologiques de cette guerre impitoyable qui se livre chaque jour aux quatre coins du globe.

J’aime beaucoup Frédéric Martel. Je l’ai découvert grâce à l’émission Masse critique, dans laquelle il décrypte chaque dimanche sur France Culture l’actualité des industries créatives. Avec cet essai, ils nous fait véritablement toucher du doigt les bouleversements de la mondialisation dans la production et la diffusion de contenus culturels. Son travail est sérieux et très bien documenté (le lecteur peut d’ailleurs en consulter les sources détaillées sur son site www.fredericmartel.com), mais il est loin d’être austère ou rébarbatif : appliquant à lui-même les principes du storytelling américain si répandu dans les productions auxquelles il s’intéresse, il présente sa réflexion sous la forme d’une longue narration au contenu clair et captivant jusqu’à la démonstration finale très bien argumentée. En refermant ce livre, je n’ai que deux regrets : le premier est qu’il ne consacre que peu de place à l’édition et à la presse, mes secteurs de prédilection. Le livre et la littérature sont abordés dans le chapitre consacré à Tina Brown et Oprah Winfrey, dans lequel il montre comment elles ont fait fait descendre la critique littéraire et cinématographique de son piédestal élitiste en lui appliquant les principes du divertissement grand public. On retrouve également plus loin un passage qui aborde la création de best-sellers chez le grand éditeur américain Random House, mais c’est finalement assez peu par rapport aux nombreux chapitres consacrés aux industries du cinéma, de la musique ou de la télévision. Sans doute parce que le livre n’est pas encore entré pleinement dans la culture mainstream à travers le monde ?

 

Mon deuxième regret, le plus douloureux : le dernier chapitre consacré au déclin relatif de l’Europe laisse un goût un peu amer à l’humaniste pro-européen que je suis. Mais c’est précisément parce que sa critique vise juste quand elle pointe les faiblesses de l’Europe dans le jeu des industries de contenu : une vision élitiste encore dominée par la notion d’auteur au détriment de celle de public, une démographie vieillissante, un marché morcelé et dépourvu d’unité linguistique et surtout l’absence d’une culture commune à tous les pays européens. Le tableau est sombre, mais il appelle surtout à un sursaut et une prise de conscience de la part des élites européennes. Il paraît que notre Ministre de la Culture, M. Frédéric Mitterrand, a lu l’essai de Frédéric Martel. Saura-t-il en tirer les conclusions ?