Classiques

Les Voyages de Gulliver : un récit à la fantaisie trompeuse

Marc Bordier par Marc Bordier /

Les Voyages de Gulliver fait partie de ces œuvres dont tout le monde connaît le titre sans jamais les avoir lues. Dans l’esprit du grand public, ce récit de voyage est souvent associé à l’image d’Epinal d’un géant enchaîné sur une plage par un peuple de lilliputiens. Sur ce malentendu, il a été classé dans la catégorie des livres pour enfants et ignoré de bon nombre de lecteurs adultes. Pressentant qu’il méritait mieux que la caricature à laquelle il a été réduit, j’ai lu ce roman dans l’édition Folio, et je n’ai pas été déçu.

Un récit picaresque et fantaisiste…

Inspiré par les récits de voyage très en vogue au début du XVIIIème siècle, Les Voyages de Gulliver est un roman satirique divisé en quatre chapitres racontant les aventures picaresques d’un médecin anglais parti explorer le monde à bord d’un navire. Dans le premier, il se retrouve après un naufrage à Lilliput, une île habitée de personnages minuscules. Introduit à la cour de l’Empereur, il se retrouve bientôt embarqué dans le conflit qui oppose les Lilliputiens aux habitants de l’île voisine de Blefuscu en raison d’une divergence sur la meilleure manière de casser un œuf à la coque. Le géant Gulliver aide les Lilliputiens à remporter la victoire, mais ses efforts sont bien mal récompensés : condamné à mort par l’Empereur, il est contraint de quitter l’île. Par un effet de symétrie fantaisiste, il rejoint Brobdingnag, un pays peuplé de géants. Capturé par paysan, il devient très vite une attraction très populaire, jusqu’à s’attirer les faveurs du roi et de la reine. A la cour, il mène une existence confortable mais captive. Il finit par s’échapper de manière rocambolesque grâce à un aigle. Dans le troisième récit, Gulliver échoue sur une île volante qui en surplombe une autre. Peuplée de savants perdus dans leurs théories abstraites et absconses, la première est dirigée par un souverain cruel qui exerce sa tyrannie sur les habitants affamés de l’île du dessous, en donnant parfois l’ordre de faire descendre son vaisseau pour les écraser et les dominer. Enfin, dans le quatrième et dernier récit, le navigateur découvre une terre habitée par les Houyhnhnms, des êtres à l’apparence chevaline mais doués de raison, qui règnent sur un peuple d’hommes dégénérés appelés les Yahoos. Surpris de rencontrer un homme intelligent, les Houyhnhnms l’interrogent longuement sur les mœurs politiques de son pays d’origine. Mais un jour, effrayés par son apparence nue proche des Yahoos, ils finissent par le bannir. Recueilli par un capitaine portugais, notre héros finit par rentrer auprès de sa famille dans son Angleterre natale.

… qui est aussi une satire de l’Angleterre du XVIIIème siècle et un traité de philosophie

En lisant ce résumé, vous devez sans doute penser que Les Voyages de Gulliver est un récit sans queue ni tête. Quel sens donner à ces aventures ? Heureusement, la préface et les notes de Maurice Pons dans l’édition Folio nous apportent quelques éclaircissements. En fait, toutes ces histoires et voyages et de géants ne sont qu’un moyen pour Swift de tourner en dérision la société de son temps pour en dénoncer les violences et les injustices. Le lecteur contemporain de Swift reconnaissait facilement derrière la lutte futile entre les Gros-boutiens (qui prétendent que la meilleure manière de casser un œuf est de commencer par le gros bout) et les Petits-boutiens (qui défendent bien entendu la position inverse) une allusion aux guerres de religion et à l’intolérance qui divisait les catholiques et les protestants, ou bien encore les différentes factions du protestantisme. En dressant un tableau peu flatteur de la cour de Lilliput, c’est en fait la cour de Georges Ier que Swift décrit, avec tous ses travers et ses corruptions. Et ses histoires d’îles volantes sont une métaphore de la situation politique et économique de l’Irlande sous le joug anglais. Pour apprécier le récit de Swift à sa juste valeur, il faut donc le resituer dans le contexte politique de l’époque, celui des luttes jacobites entre les partisans de Jacques Stuart, dernier roi catholique de la monarchie britannique, soutenu dans son exil par la France de Louis XIV, et la dynastie protestante des Hanovre qui a succédé aux Stuarts sur le trône d’Angleterre.

Satire de l’Angleterre du XVIIIème siècle, Les Voyages de Gulliver est également un traité de philosophie teinté de pessimisme. En effet, derrière l’observation amusée des mœurs qu’il rencontre au cours de son périple, l’auteur nous livre un plaidoyer en faveur de la tolérance, de la raison et de la tempérance, vertus incarnées ici par le peuple des Houyhnhnms. Par un procédé similaire à celui employé par Montesquieu dans Les lettres persanes, Swift raconte avec une naïveté feinte les réactions stupéfaites de ces chevaux supérieurement intelligents face à la corruption et la violence des hommes. Ici, le romancier se fait moraliste, et il nous livre une conclusion assez pessimiste : si les hommes étaient véritablement doués de raison, ils se comporteraient de manière sage et vertueuse comme les Houyhnhnms; malheureusement, gouvernés par leurs appétits  dégénérés, ils sont aliénés et prisonniers de leur condition sans aucun espoir de salut.

Vous l’aurez compris, Les Voyages de Gulliver est un récit complexe et audacieux, bien éloigné des clichés auxquels on l’a réduit. Sa lecture rebutera peut-être les lecteurs allergiques aux préfaces et aux notes de bas de page. Mais si vous vous donnez la peine de déchiffrer ses clés, sachez que vous serez pleinement récompensé.