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L’érotisme littéraire dans la saga des Rougon-Macquart

Marc Bordier par Marc Bordier /

Erotisme littéraire

Dans un roman, les scènes d’amour sont parmi les plus difficiles à écrire. Les auteurs de littérature érotique (Pauline Réage, Esparbec, Sade, etc.) s’en sortent en général plutôt bien : après tout, les scènes sensuelles forment leur fonds de commerce, une occasion de déployer leur talent sans retenue et sans fausse pudeur. Les auteurs de livres érotiques grand public (“Cinquante nuances de Grey” et ce que l’on appelle aujourd’hui la romance new adult) frôlent souvent la niaiserie ou le ridicule, mais leurs lecteurs leur pardonnent volontiers : après tout, ils ont acheté ce livre pour se divertir et non pour ses qualités littéraires. Les plus embarrassés sont les auteurs de littérature générale : pour les besoins de l’intrigue, ils sont amenés à rédiger des scènes galantes, mais le résultat les expose à la moquerie et à l’hilarité des lecteurs et de la critique. Il suffit de se rappeler les fous rires déclenchés par “Le Passage”  de Valéry Giscard d’Estaing, ou bien de parcourir la liste des lauréats du Bad Sex in Fiction Award britannique, un prix littéraire aigre-doux qui récompense chaque année les pires passages érotiques dans la littérature contemporaine. Parmi ses (mal)heureux gagnants figurent des noms très respectables comme Tom Wolfe (grâce à son Charlotte Simmons, par ailleurs un excellent roman dont j’ai publié une critique sur ce blog il y a quelques années), Nancy Huston, Jonathan Littell ou encore Erri de Luca. En matière d’érotisme littéraire, même les meilleurs peuvent trébucher.

Partant de ce constat, je me suis demandé comment les romanciers réalistes ou naturalistes ont abordé ce problème. N’ayant pas vocation à écrire une thèse sur le sujet, je me suis limité à un ouvrage qui fait partie de mon programme de lecture pour 2019 : La Curée, deuxième tome de la saga des Rougon-Macquart. Après La Fortune des Rougon où il racontait le coup d’Etat du 2 décembre 1851 dans une ville de province, Zola fait avec La Curée le récit du déchaînement des appétits financiers et sexuels dans le Paris du Second Empire. Il résume ainsi son projet dans la préface de la première édition : “Dans l’histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire, La Curée est la note de l’or et de la chair. L’artiste en moi se refusait à faire de l’ombre sur cet éclat de la vie à outrance, qui a éclairé tout le règne d’un jour suspect de mauvais lieu.”  Comment s’y prend-il ? Le roman aborde principalement deux thèmes : d’une part, la spéculation effrénée qui a accompagné la transformation haussmannienne de Paris à travers les acrobaties financières de son personnage principal Saccard; d’autre part, la corruption des mœurs à travers la relation semi-incestueuse entre son épouse Renée et Maxime, un fils issu d’un premier mariage. Le thème de l’érotisme occupe donc une place de premier plan dans le second tome de la saga des Rougon-Macquart.

Pour écrire les scènes érotiques du roman, Zola adopte une technique originale : plutôt que de se risquer à raconter l’amour physique et sensuel comme nos romanciers contemporains (à son époque, cette approche l’aurait d’ailleurs exposé à un procès pour outrage aux bonnes moeurs), Zola le met en scène à travers des descriptions de lieux. C’est le cas par exemple à la fin du premier chapitre, dans lequel il raconte la montée du désir de Renée pour Maxime en évoquant la luxuriance d’une serre tropicale : “Un amour immense, un besoin de volupté, flottait dans cette nef close, où bouillait la sève ardente des tropiques. La jeune femme était prise dans ces noces puissantes de la terre, qui engendrait autour d’elle ces verdures noires, ces tiges colossales; et les couches âcres de cette mer de feu, cet épanouissement de forêt, ce tas de végétations, toutes brûlantes des entrailles qui les nourrissaient, lui jetaient des effluves troublants, chargés d’ivresse. […] Dans cette musique étrange des odeurs, la phrase mélodique qui revenait toujours, dominant, étouffant les tendresses de la Vanille et les acuités des Orchidées, c’était cette odeur humaine, pénétrante, sensuelle, cette odeur d’amour qui s’échappe le matin de la chambre close des deux jeunes époux”. Dans ce passage, l’amour physique est omniprésent à travers les symboles phalliques et les images qui évoquent la chaleur et la sensualité. A la fin du chapitre quatre, la description du cabinet de toilette de Renée est encore plus explicite : “Le gris rose de la chambre à coucher s’éclairait ici, devenait un blanc rose, une chair nue. Et sous ce berceau de dentelle […], on se serait cru au fond d’un drageoir, dans quelque précieuse boîte à bijoux, grandie, non plus faite pour l’éclat d’un diamant, mais pour la nudité d’une femme”. Ici, c’est la couleur de la pièce qui évoque de manière transparente la nudité d’une femme offerte attendant l’arrivée de son amant.

Omniprésent dans La Curée, l’érotisme littéraire procède donc principalement par déplacement sémantique et contamination du décor. Cette manière de raconter l’acte sexuel confère aux passages descriptifs un intérêt particulier : loin de ralentir la narration, ils viennent au contraire l’accélérer et la renforcer, voire même se substituer à elle. Maintenant, vous ne lirez plus les descriptions de Zola avec le même œil…

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Mots clés

Bad sex in fiction, Erotisme littéraire, Littérature érotique, Saga des Rougon-Macquart, Zola