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La place de l’Egypte dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem

Marc Bordier par Marc Bordier /

Egypte Chateaubriand Itinéraire de Paris à Jérusalem

Quelle est la place de l’Egypte dans l’Itinéraire de Paris à Jérusalem ? A première vue, elle paraît secondaire : le Voyage d’Egypte (sixième partie) occupe une trentaine de pages à peine sur les 440 que compte l’édition de la Pléiade, et il vient après ceux de la Grèce et de Jérusalem, principales étapes du périple de Chateaubriand en Orient. Pourtant, on aurait tort de croire que l’Egypte a laissé l’écrivain indifférent : si elle n’a pas à ses yeux la grandeur de Sparte ou d’Athènes ni l’aura sacrée de Jérusalem, elle sera à l’origine de réflexions qui lui confèrent une place à part dans l’Itinéraire.

Comme à son habitude, l’écrivain voyageur aborde cette terre nouvelle avec un imaginaire nourri de nombreuses lectures érudites : « c’était un coin de cette Egypte, berceau des sciences, mère des religions et des lois : je n’en pouvais détacher les yeux. » (p. 1133) Cependant, son enthousiasme initial cède bientôt la place à une désillusion amère quand il découvre Alexandrie : autrefois une brillante cité de l’Antiquité, elle offre désormais le triste spectacle d’une ville sombre et étouffée sous le despotisme de Méhémet Ali. La description qu’il en fait est à elle seule une métaphore de la situation politique et morale de l’Egypte contemporaine : « j’entrevoyais à ma droite des vaisseaux et le château qui remplace la tour du Phare ; à ma gauche, l’horizon me semblait borné par des collines, des ruines et des obélisques, que je distinguais à peine au travers des ombres ; devant moi s’étendait une ligne noire de murailles et de maisons confuses : on ne voyait à terre qu’une seule lumière, et l’on n’entendait aucun bruit. C’était là pourtant cette Alexandrie, rivale de Memphis et de Thèbes […]. En vain je prêtais l’oreille, un talisman fatal plongeait dans le silence le peuple de la nouvelle Alexandrie : ce talisman, c’est le despotisme qui éteint toute joie, et qui ne permet pas même un cri à la douleur. » (p. 1135) Ce passage illustre assez bien la conception que l’auteur des Martyrs et du Génie du Christianisme se fait de l’Islam : là où la religion chrétienne élève l’âme et encourage les œuvres de l’esprit, celle de Mahomet détruit les consciences et enchaîne les hommes.

Malgré la beauté de ses paysages (cf. les passages consacrés à la description des berges du Nil), l’Egypte apparaît à Chateaubriand comme une terre hostile, livrée à l’ignorance et à la barbarie. En témoignent sa rencontre avec les brigands albanais qui s’amusent par pure cruauté à mettre en joue des enfants, ou bien encore cette escarmouche avec des Arabes (p. 1149). Une fois encore, l’écrivain ne peut s’empêcher de relever avec tristesse le contraste entre le passé glorieux des contrées qu’il visite et l’état de désolation dans lequel elles sont désormais plongées : « est-il donc possible que les lois puissent mettre autant de différence entre les hommes ? Quoi ! ces hordes de brigands albanais, ces stupides Musulmans, ces fellahs si cruellement opprimés, habitent les mêmes lieux où vécut un peuple si industrieux, si paisible, si sage ; un peuple dont Hérodote et surtout Diodore se sont plus à nous peindre les coutumes et les mœurs ! » (p. 1139)

C’est en se tournant vers le passé que Chateaubriand se réconciliera avec l’Egypte, en commençant par le passé proche. Au Caire, il retrouve les traces de l’expédition napoléonienne sous les traits d’anciens soldats français dont la bravoure est désormais devenue légendaire à travers le pays. Malgré son opposition à Napoléon (nous sommes en octobre 1806, soit plus de deux ans après l’assassinat du Duc d’Enghien), Chateaubriand voue à l’Empereur une admiration sincère. Dans l’Itinéraire, il fait de lui l’incarnation du génie français venu civiliser l’Orient, comme le firent en leur temps Godefroy de Bouillon et les croisés : « je songeais en même temps que les lances de nos chevaliers et les baïonnettes de nos soldats avaient renvoyé deux fois la lumière d’un si brillant soleil. » (p. 1137) Mais c’est surtout la découverte des pyramides qui fera renaître dans l’esprit de l’écrivain le passé mythique de l’Egypte et lui inspirera quelques unes des plus belles pages de la littérature française : « j’avoue pourtant qu’au premier aspect des Pyramides, je n’ai senti que de l’admiration. Je sais que la philosophie peut gémir ou sourire en songeant que le plus grand monument sorti de la main des hommes est un tombeau ; mais pourquoi ne voir dans la pyramide de Chéops qu’un amas de pierres et un squelette ? Ce n’est point par le sentiment de son néant que l’homme a élevé un tel sépulcre, c’est par l’instinct de son immortalité : ce sépulcre n’est point la borne qui annonce la fin d’une carrière d’un jour, c’est la borne qui marque l’entrée d’une vie sans terme ; c’est une espèce de porte éternelle bâtie sur les confins de l’éternité. » (p. 1142) Il ne faudrait pas voir dans cette méditation lyrique une simple pose d’écrivain romantique devant des ruines antiques : ici, c’est l’homme intime qui se livre sous nos yeux, montrant à la fois la conscience qu’il a de son propre néant (dans la lignée du prédicateur Bossuet), mais revendiquant aussi avec un orgueil légitime son amour de la gloire et son admiration devant la grandeur des civilisations. Par cette expérience intime avec l’Egypte ancienne, d’ailleurs plus spirituelle que physique (en raison des crues du Nil, il se contentera d’observer les pyramides depuis son navire), Chateaubriand a renoué les fils rompus, et peu importe si la suite du voyage ne lui offre que les déceptions habituelles (rencontre avec un enfant- pacha tyrannique, retrouvailles avec Alexandrie, « le lieu le plus triste et le plus désolé de la terre ») : sa quête est désormais accomplie, puisqu’il a rencontré l’histoire sur les berges du Nil.

Pour ma part, je l’avoue, ce Voyage d’Egypte est de loin le chapitre que je préfère dans l’Itinéraire. Dénué de cette érudition parfois pesante qui entache le reste de l’oeuvre, il nous révèle un Chateaubriand intime et inscrit dans l’histoire, celui que j’ai apprécié en lisant les Mémoires d’Outre-Tombe et en me rendant sur l’îlot du Grand Bé, où il repose désormais face à la mer.